<<Retour à l'accueil
Bouquinerie
Catalogue bibliographique
La Boutique de la Bernique
>>>www.bouquinerie.com
berniquehurlante@ifrance.com

MAIZEROY, René.

Le Duc Mignon

(réalisé le 3 Mars 2005)

Vous pouvez m'aider à subvenir aux frais de ce site en m'envoyant des livres à vendre

(les frais de port vous seront remboursés)

Jacques Ars. 13 rue de Saint Malo. 35000 Rennes. tél 0666 304 111

Première partie

IVANOVNA WOïLINE

 

I

-Pas mal,  leur petite cosaque ! s'écria tout haut Mme de Fontrailles, du ton impertinent et vague d'un connaisseur qui vient d'examiner une figurine d'étagère et elle tendit sa lorgnette au duc de Verlion en se penchant à demi dans l'ombre de l'avant scène.

- Vous trouvez, dit le duc avec une indifférence voulue et, le buste haut, il regarda la débutante à son tour.

    Elle avait, en effet, cette Ivanovna Woïline un charme étrange avec son costume d'esclave orientale brodé de passementeries dorées, la chemisette de soie claire laissant deviner les contours de la gorge, les pantalons flottants et la calotte sous laquelle les lourds cheveux débordaient et s'emmêlaient, lumineux et rayonnants comme un champ de seigles mûrs au plein soleil de midi. Ainsi assise au fond de ce grand fauteuil gothique, le regard noyé dans le vide, les doigts pendant inertes contre le manche ivoiré d'une guzla, elle semblait une exilée qui se souvient sans trêve du pays perdu, qui garde la nostalgie des minarets blancs, du ciel bleu où s'éparpillent des vols de flamants. Dans la tache rose de son visage d'enfant, les yeux glauques luisaient et la bouche assez large et charnue avait un pli décidé et fantasque. Même son accent guttural de moujik qui martelait les phrases légères de Musset, le traînement rauque et chantant de la voix ajoutaient on ne savait quoi de pas vu, d'inédit à cette jolie tête de gamine rêveuse.

- Pas mal, répéta froidement M. de Verlion et retourné vers l'aquarelliste Jean-Luc Vallot qui derrière eux crayonnait tranquillement sur son album la silhouette de l'actrice, il ajouta comme s'il eût demandé la performance d'un cheval: - Est-ce que vous savez d'où ça sort?

- Ça sort d'un appartement de douze cent sur l'avenue des 'Ternes, dit Vallot en achevant son dessin; ça n'a pas vingt ans et ça demeure avec une vieille tante vertueuse qui lit la Bible et monte la garde comme un soldat qui aurait une consigne! Quant à son histoire, la voilà en quatre coups de crayon. Mlle Ivanovna Woïline est née quelque part en Russie, à Moscou ou à Nidji-Novogorod, cela vous est égal et à moi aussi. Accoutumée à la vie libre de là-bas, aux ordres qu'on dicte à coups de fouet, à jouer à l'homme quand cela lui plaît, à trinquer dans les izbahs avec les bohémiens errants, à n'obéir qu'à ses volontés, elle vous a des façons farouches de Bradamante qui déconcertent d'abord et serait bien capable si quelque audacieux lui effleurait

seulement la nuque et lui proposait ce que nous proposons généralement à toutes les femmes, mon cher duc, de lui administrer de sa main nerveuse un knout de premier ordre.

    Mme de Fontrailles écoutait intéressée et silencieuse, croquait un à un des grains de muscat glacé. La musique langoureuse des couplets que chantait maintenant Barberine en filant sa quenouille, accompagnait le boniment gouailleur de l'artiste comme une plainte murmurée en sourdine.

    Il racontait l'ivresse soudaine et irrémédiable qui fermentait dans cette cervelle d'enfant depuis le soir où, pendant l'exposition, encore en robe courte et un ruban nouant ses cheveux, Ivanovna avait entendu Sarah Bernhardt psalmodier de sa lente et douce voix les vers sonores de Hugo. Le théâtre, avec son idéal artificiel, l'émoi fiévreux qui engourdit dans le rayonnement de la rampe, qui fait battre le cœur plus fort au milieu des applaudissements, l'attirait comme un jardin fermé dont on respire les parfums subtils, par-dessus les murs. Elle revint de Paris toute détraquée, possédée par une passion ardente qui l'exaltait, qui l'attelait jour et nuit au même travail incessant et monotone. Dieu sait dans quel mirage illusoire lui apparaissait alors le lendemain et quels espoirs heureux germaient en elle, tandis que, toute seule devant sa glace, déguisée de quatre chiffons, elle ânonnait ses rôles préférés ! Et lorsqu'elle eut à peu près l'âge de raison et des hanches de femme, qu'elle sut des bribes du répertoire courant, ayant endoctriné avec des câlineries tendres et des supplications agenouillées la bonne vieille tante qui l'élevait, elle mit la clef sous la porte et repartit confiante, n'ayant d'autre passeport qu'une lettre banale pour Dumas. Celui-ci s'emballa rien qu'à voir la flamme qui braisillait au fond de ces prunelles, rien qu'à humer l'odeur de chair fraîche qui se dégageait de cette créature bizarre. Il lui promit tout ce qu'elle demanda, même un rôle taillé pour elle seule. Ceux qui l'approchaient subissaient sa domination magnétique; et inconnue; fruste, n'ayant croupi dans aucun Conservatoire, élève de personne, du premier coup, elle avait été engagée à la Comédie-Française.

- La belle vaut peut-être mieux que les autres! termina Vallot, et si Paris ne la mange pas...

    Il n'acheva pas sa phrase, et dans le sourire sceptique, dans le coup de crayon énervé qui ponctuèrent ces derniers mots passa brusquement le souvenir blasé des nombreuses qu'il avait vu si souvent apparaître comme des comètes flamboyantes dans la splendeur d'une nuit d'été, puis s'éteindre si vite, s'engloutir sans laisser de trace.

    Mme de Fontrailles disait:

- Je voudrais bien la voir de près, cette sauvageonne. Est-ce que vous ne pourriez pas la décider à venir dire n'importe quoi à un de mes mercredis?

    Le duc de Verlion songeait machinalement - sans désir, sans ces bouffées de sang qui tout à coup vous chauffent les tempes - que l'actrice était jolie, plus jolie que Rose Cardinal, l'effrontée petite danseuse de l'Eden et que la vicomtesse de Fontrailles, trop retapée, trop émaillée décidément et qu'il finirait par respecter comme un tableau de famille, Ce serait drôle peut-être de jouer pour une fois à l'amour, de baiser avant tous les autres cette bouche taquine qui avait une rougeur de cerise mûre. Cela le changerait du pâté d'anguilles habituel. Il la dresserait. Il s'afficherait avec elle aux courses ou à une première. On verrait la suite.

    Durant un entracte, il emmena le peintre au foyer et rajustant le gardénia qui étalait ses pétales satinées sur le revers de l'habit:

- Dites-donc, Vallot, est-ce que vous ne pourriez pas me présenter à la vieille tante?

- Et à la jeune nièce, mon cher duc. Très facile. Mais je vous préviens que ce bois-là flambera difficilement!

- Vous croyez, fit le duc, et il éclata de rire, d'un petit rire sec et aigu comme le chevrotement d'une voix cassée de douairière.

 

II

    Le duc Louis de Verlion - le « duc mignon », comme on le surnommait au petit club à cause de sa figure poupine, des modes qu'il lançait, de ses allures de fille et des bagues qui surchargeaient ses doigts effilés, n'avait pas d'âge.

    Le masque blanc et fatigué semblait s'être peu à peu décoloré dans les veilles qu'éclairent les lampes voilées d'abat-jour verts. L'œil peu fendu laissait passer un regard atone de myope qui ne se posait sur rien et se figeait derrière le monocle incrusté sous le sourcil. Il avait de fines moustaches blondes, les épaules tombantes, la poitrine étroite et la taille d'un collégien. Toujours correct et froid, étriqué en des jaquettes de groom anglais trop courtes qui l'engonçaient. Ni distingué, ni drôle. On eût dit que quelque médecin lui avait transfusé dans les veines appauvries de sang cette parisine dont feu Roque- plan donna l'analyse chimique.

    Il était bien le produit d'une époque décadente et jouisseuse, ce mannequin de tailleur que les femmes se disputaient comme un bibelot curieux. Il sentait ces mariages de commande où l'on ne s'aime pas même jusqu'à la première halte du voyage de noces, les grossesses qu'on dissimule rageusement sous le bâillon d'un corset de fer, les essais d'avortement qui ont échoué, le suprême et pénible effort d'un viveur à demi épuisé, qui s'est entêté à vouloir perpétuer sa race. Il faisait regretter les étreintes brutales des rustres qui s'accouplent et brament des cris furieux d'amour, au printemps, dans l'ombre des haies, et qui ont des enfants robustes et sains comme les plantes poussées au grand air.

    Le duc mignon arborait le nom de son père, comme une cocarde brillante empruntée pour mieux figurer dans la vie. Mais il n'avait ni la piaffe superbe, ni l'insouciance hautaine de conquérant, ni la verve ironique et fringante de ce joueur heureux qui eut l'envergure d'un personnage de Balzac. Le ministre qui avait étayé un trône n'aurait pas reconnu pour son fils ce boudiné ennuyé qui brinqueballait des coudes en marchant et n'était bon qu'à inventer une coupe nouvelle d'habit ou des mots bêtes et baroques.

    M. de Verlion savait cependant se servir des femmes, qu'il méprisait au reste et traitait avec le sans-gêne et la grossièreté d'un entraîneur. Il ne les aimait pas. Elles lui servaient de cadre. Il lui plaisait de se détacher tout droit sur des blancheurs d'épaules décolletées, sur un fond d'extravagantes toilettes chiffonnées, comme un berger qui domine un troupeau. Elles le poussaient. Elles en faisaient presque quelque chose avec leurs adorations inexpliquées et leurs tendresses stériles.

    Le duc jouait à la Bourse, taillait au club à banque ouverte et prêtait 'son titre à de vagues affaires industrielles qui lui permettaient d'avoir une écurie de courses et de mener le train.

    Il était maintenant l'amant de Mme de Fontrailles, une amie de sa mère, qui avait joué à Compiègne avec la princesse de Sternich des bouts de rôle dans les revues du marquis de Massa.

 

III

    Mlle Woïline les reçut froidement dans une pauvre pièce meublée de quelques fauteuils de velours usé, ou près de la fenêtre la vieille tante tricotait un jupon de laine.

    Comme elle fronçait les sourcils et se mordait les lèvres, étonnée par cette visite inattendue et honteuse d'être surprise en cette misère de campement ou il n'y avait seulement pas de fleurs - un bouquet de violettes de deux sous - sur la cheminée, Jean- Luc Vallot inventa une histoire. Ils venaient - lui et son ami le duc de Verlion - la harceler déjà pour un concert de charité au profit des Hospitalières de Bethléem, - une œuvre pieuse que soutenait tout le faubourg. Elle dirait ce qui lui passerait par la tête. Un sonnet de Sully-Prudhomme ou une chanson slave. Et M. de Verlion la flatta alors de compliments discrets, lui dit que depuis la reprise de Barberine on ne parlait plus que de son jeu étrange et de sa beauté blonde.

- Bien vrai, interrompit-elle en riant de joie, bien vrai?

- Bien vrai! fit-il.

    Elle le regarda dans les yeux longuement comme pour voir s'il ne mentait pas, puis souriante et féline, lui dit de sa voix grave:

- Vous voulez donc être mon ami, monsieur?

    Ce furent les premières phrases qu'ils échangèrent. Ils se revirent ensuite presque chaque jour. Le duc jouait serré, ne commettait aucune faute, aucune imprudence, gagnait peu à peu du terrain. Il affectait de tout négliger, de tout abandonner pour ne plus songer qu'à elle. Il semblait qu'une poussée de jeunesse ardente eût enfin gonflé son cœur. Il devinait les moindres désirs d'Ivanovna, il l'enveloppait de tendresses câlines et respectueuses comme sont les prières des dévots aux pieds d'une idole. Il mêlait des promesses à ses aveux. Elle le retrouvait partout où elle allait, soumis, ne demandant qu'à serrer le bout de ses doigts ou à effleurer sa voilette d'un baiser furtif. Quand elle jouait, sa loge était pleine de fleurs, de lilas et d'azalées blancs qui embaumaient l'air et le petit appartement de l'avenue des Ternes avait aussi un air de fête dans son encombrement de bibelots rares et son éparpillement de plantes vertes.

   Ivanovna Woïline s'accoutumait à cette adoration croissante dont la douceur contagieuse l'envahissait. Elle aima bientôt M. de Verlion. Croyante et n'ayant que sa vieille tante radoteuse pour lui crier d'inutiles casse-cou, elle s'enorgueillissait d'être tant désirée, tant adulée par ce duc mignon qui n'avait qu'à choisir entre cinquante maîtresses, d'être enviée par les femmes qu'il dédaignait pour elle. Et dans un élan de bonheur, elle lui ouvrit ses bras, elle lui offrit sa bouche fraîche et rose et sa virginité candide d'enfant. Elle s'abandonna toute entière avec une confiance absolue, sans hésiter un instant, sans avoir l'inquiétude passagère du lendemain.

    M. de Verlion loua un petit hôtel entre cour et jardin dans une rue calme et éloignée de Passy, et l 'y installa aussitôt. De grands marronniers cachaient la façade marquetée de briques rouges. Et dans la chambre qui avait appartenu à cette toquée de Lise Mirliton, tout était calculé pour s'aimer, pour encadrer la beauté d'une femme blonde, les tons feuille-morte de la peluche qui tapissait les murs, les peaux d'ours où les pieds s'enfonçaient avec la sensation d'une caresse, le lit à colonnes vaste comme un reposoir, la psyché entourée de lataniers et dominée par un dégringolement rieur de petits amours, les meubles bas et les babioles érotiques qui encombraient la cheminée drapée d'étoles byzantines.

    Mais la lune de miel - ces premières heures d'amour, pantelantes et divines où l'on ne peut se désenlacer, où l'on s'enferme comme en une prison volontaire, où le lit reste défait nuit et jour ainsi qu'un autel où l'on dirait des messes ininterrompues -

ne dura pas une semaine. Le duc épuisé tout de suite par les emportements fougueux de cette belle fille forte et assoiffée de caresses ouvrit vite les volets.

    Ne tenait-il pas surtout à montrer sa nouvelle maîtresse comme une fleur rare qu'on épingle à sa boutonnière?

    Et le samedi suivant, ils débutèrent ensemble au cirque, lui très correct et savourant les coups de lorgnettes qui les dévisageaient, le frémissement de curiosité, les chuchotements que soulevait leur entrée ainsi qu'une traînée de poudre, elle plus jolie qu'avant avec sa langueur de femme amoureuse, ses yeux cernés et une toilette de foulard rose qui avivait la teinte rayonnante de ses cheveux. Elle riait, amusée et s'appuyait plus fort sur son bras relevant la tête comme pour montrer qu'elle lui appartenait et qu'elle en était heureuse.

    Elle fut cotée au tableau. Et dès lors, ils se pavanèrent bêtement aux courses, dans l'allée des Acacias, aux représentations Mollier, dans les baraques de la foire de Neuilly, partout où l'on est assuré de se heurter à une figure familière, d'être reconnu et salué.

    Il était arrivé à faire d'Ivanovna une cocotte de grande marque. Il l'obligeait à paraître, ne lui accordait pas une minute de cette intimité reposante et tendre qu',elle avait espérée, lui reprochait durement les délicatesses instinctives qui la retenaient, qui la dégoûtaient des amis, des vieilles gardes dont il l'entourait à plaisir. Il en avait déjà assez et ne le lui cachait pas depuis qu'on ne commentait plus leur liaison, que le mariage fantaisiste de Sarah Bernhardt absorbait la badauderie courante et que les échotiers ne citaient plus son nom que dans le tas, entre la comtesse noire et Fanny Lanlaire.

    Et Ivanovna mesura tout à coup le vide de son existence manquée, l'isolement morne dans lequel elle se débattait, emmaillée à jamais dans une toile d'araignée dont ses efforts ne la dégageraient pas, pressentant l'heure prochaine où son amant la lâcherait, où probablement pour vivre, pour ne pas s'enfoncer plus bas, elle passerait des mains lâches et débiles de cet homme dans celles d'un autre qui lui ressemblerait, qui lui réservait les mêmes amertumes, les mêmes désillusions. Elle était toute seule comme un enfant oublié qui crie dans la nuit sur une route solitaire. Brouillée irrémédiablement avec sa tante. La bonne vieille qui l'aimait comme une maman, mais trop fière pour accepter cette déchéance avait disparu, était peut-être morte de peine. Et Ivanovna se battait les flancs pour espérer encore, pour croire en quelque chose, pour dompter ses souffrances.

    Elle était prise et, malgré sa froideur, l'insensibilité qu'il lui témoignait, - qui sait, à cause de cela,- elle adorait le duc mignon de toutes ses forces et de toute son âme. Elle s'acharnait à l'attirer de nouveau vers ses lèvres aimantes dont il ne cherchait plus les extases heureuses, à ranimer son cœur racorni et inerte, à fouetter ses sens lassés de toute volupté. Et, rendue savante par cette bataille pour l'amour, elle fut tantôt la petite femme caressante et rieuse qui s'est mis en tête de garder son mari, de rallumer les tisons qui s'éteignaient et se pelotonne, dénoue ses cheveux à propos, semble attendre des friandises longtemps mendiées, des baisers meilleurs que les baisers anciens, regarde la pendule comme pour dire qu'il est bien tard et que les bougies devraient être déjà éteintes, tantôt la débauchée inassouvie dont les prunelles rayonnent aux approches de l'amant comme des yeux phosphorescents de chatte et qui déchire sa chemise de dentelles trop longue à tomber.

    Mais elle ne parvenait pas même en s'avilissant, même en se prêtant à tous ses caprices, à réchauffer la chair de cet homme, molle, glacée comme celle d'un vieux. Il la repoussait avec des mots d'une ironie cruelle et méchante, de ces mots qu'on crache aux figures plâtrées des gadoues, dans une maison de filles. Il la torturait bêtement, semblait s'amuser à lui égratigner le cœur de ses mains oisives, à lui rougir les yeux de larmes de honte. Et un soir, où dans la clarté pâle des lampes, fatiguée par une journée chaude passée aux courses, Ivanovna s'assoupissait, la tête appuyée contre l'épaule du duc mignon, celui-ci se dégagea avec une brusquerie insolente et lui dit en s'éventant avec un écran:

- D'honneur, ma chère, vous sentez trop la blonde!

    Elle ne lui répondit pas une parole, les doigts crispés de dépit aux dentelles de son peignoir qui craquèrent en lambeaux et elle courut s'enfermer dans sa chambre pour pleurer.

 

IV

    La malheureuse se raidissait, supportait avec une résignation apparente les attaques injustes de son amant. Elle s'entêtait dans son amour et quoique ulcérée jusqu'au tréfond de l'âme, ne regrettait pas de s'être donnée à cet homme qui lui faisait payer si cher les brèves heures des premiers pas.

    M. de Verlion enhardi, exaspéré par cette soumission passive, ce dos courbé qui n'avait aucun sursaut de révolte, ne lui épargnait pas cependant les humiliations et cherchait tous les prétextes pour la pousser à bout, pour rompre une chaîne rouillée qui l'entravait. Il blaguait cette vocation théâtrale tout de suite avortée, son accent d'étrangère, sa beauté de Bac- chante.

    Étant gris au petit cercle, il proposa à quelques amis, comme une bonne farce, de renouveler l'aventure du roi Candaule et de leur montrer sa maîtresse à l'heure où elle se déshabillait. Se croyant seule dans la grande chambre tendue de peluche,  Ivanovna Woïline s'attardait avec des coquetteries paresseuses, des poses devant la glace, à cette toilette raffinée du sommeil où la femme pressent les tentations de la nuit amoureuse, l'indécise lumière de la veilleuse rose qui baigne la tête blottie dans les oreillers, le réveil matineux qui surprend toute décoiffée et toute étourdie encore des rêves inachevés, allumait une cigarette, roulait ses cheveux en une poignée dans un nœud de ruban clair, jetait sur les meubles son corset, ses petits pantalons frangés de guipures, ses bas de soie et, n'ayant plus pour cacher sa nudité radieuse qu'un coqueluchon de velours oublié à son cou, avant de passer la chemise de batiste parfumée d'une capiteuse odeur d'héliotrope, tisonnait le feu, se chauffait les pieds et tout le corps que la flamme léchait de reflets frissonnants. Et elle se redressa tout à coup rouge, effarée, les yeux fixés sur une portière de Caramanie, derrière laquelle bruissaient des chuchotements de voix et des rires étouffés. Les boudinés tassés les uns contre les autres, très allumés par cette vision de femme nue, n'y tenaient plus, se poussaient du coude, écartaient la portière, le chapeau sur la tête, le cou tendu, ayant envie d'applaudir comme s'ils eussent été à un ballet de l'Eden. Le vicomte de Ville jésus demandait à M. de Verlion sa succession. Jean-Luc Vallot voyait déjà la scène à l'exposition des aquarellistes dans un cadre japonais et il eût donné vingt-cinq louis pour pouvoir ébaucher un bout de croquis. Le petit Bob Shelley soutenait, en ramenant ses cheveux sur les tempes, que « ça ressusciterait un mort ». Le duc mignon exultait, balbutiait d'une voix pâteuse des mots drôles, essayait en vain de raconter comment il avait connu la Woïline.

- Elle a une tante qui tricote... au quatrième... c'était vertueux, un prix Monthyon... La dernière... la dernière...

    Il parlait si haut qu'Ivanovna l'entendait, haletante et si pâle qu'on eût dit une statue où les yeux seuls flambaient d'une lueur de folie. Quelques- uns s'en aperçurent et, ennuyés, voulurent battre en retraite mais le duc les arrêta. Partir. Allons donc.! On soupait avant et il supposait bien que personne ne déclinerait son invitation. Alors, ayant soulevé la portière, le monocle à l'œil, il s'avança vers sa maîtresse du pas saccadé et automatique d'un homme ivre. Un silence lourd tombait. Machinalement, comme pour se défendre, Ivanovna avait pris sur une table le fouet de cuir avec lequel elle châtiait ses lévriers. Les boudinés inquiets s'enfonçaient dans l'ombre. M. de Verlion éclata de rire.

- Voilà, dit-il en balançant le torse, Ville jésus avait soutenu au club que vous n'étiez pas jolie au déballage et j'ai tenu à leur prouver, ma chère...

    L'effrayant regard qui se heurta à ses prunelles atones lui coupa la parole, puis démonté, ne trouvant plus ses mots, il reprit:

- Au fait, je vous présente mes amis, lord Shelley, le vicomte deVillej...

    Elle ne le laissa pas achever et, comme une bête exaspérée, voyant rouge, elle se rua sur lui avec un cri aigu de rage haineuse. Il n'eut pas le temps d'éviter le coup de lanière dont elle lui balafra le visage de toutes ses forces accrues par la colère, et aveuglé, le monocle brisé, les joues saignantes, les lèvres déchirées, il tomba sur les genoux. Et comme un cosaque farouche qui accomplit un arrêt implacable, heureuse, grandie, saoulée par l'odeur du sang qui s'épandait en taches sales sur les peaux d'ours immaculées, Ivanovna Woïline continuait à fouailler au hasard dans ce paquet de vêtements et de chair qui se tordait à ses pieds nus.

- Canaille! canaille! râlait-elle avec un sourire cruel qui découvrait ses dents blanches et lorsqu'elle fut lasse de frapper, quand ses doigts engourdis de fatigue ne purent se crisper plus longtemps à la houssine, l'actrice désigna le duc mignon d'un geste impérieux à ses amis qui n'osaient pas se mêler à cette scène tragique et leur commanda comme à des domestiques: - Emportez ça!

 

V

    Elle ne se coucha pas. Dans le calme de la chambre endormie, dans la prostration lourde qui suit les crises, affolées, sa fièvre s'apaisait, se fondait en une immense amertume. C'était fini. Comment avait-elle pu aimer, donner tout son cœur et tout son être à cet homme lâche et vil, et se soumettre s'agenouiller assez pour qu'il eût l'audace de l'accabler sous une telle insulte!

    La douleur lui dessillait les yeux.

    Elle se rappelait les simulacres d 'amour, les fausses tendresses, les avanies, les paroles décevantes supportées patiemment parce qu'elle ne voulait pas, s'être trompée, avoir fait fausse route, parce qu'elle espérait elle ne savait quelle éclaircie dans son ciel noir. Elle remontait plus haut dans les enthousiastes illusions des débuts: sa visite à Dumas qui lui avait détraqué la cervelle, son entrée à la Comédie-Française, les répétitions, les journaux qui parlaient d'elle. Elle se voyait dans l'appartement de l'avenue des Ternes, récitant ses rôles à tante Sacha, s'interrompant pour chauffer sa vieille tête hésitante et préoccupée du lendemain, la forçant à partager ses chimères, à échafauder avec elle des projets féeriques qui emplissaient de rires joyeux tout le logis. A quoi bon lui tendre les bras, lui quémander un pardon qu'elle refuserait dans son obstination d'aïeule honnête, lui écrire une lettre à laquelle elle ne répondrait pas plus qu'aux autres. Devait-elle aussi détester ce duc mignon qui lui avait volé l'enfant idolâtrée?

    Et Ivanovna avec une sorte de délire contemplait les taches de sang éparses au milieu des toisons blanches. Elle regrettait de ne pas avoir achevé son amant. La dette n'était pas réglée par quelques coups de fouet qui ne laisseraient peut-être pas de marque sur cette figure poupine et flasque.

    Qu'allait-il arriver? Ne l'arrêterait- on pas comme une coquine qui a volé.? Ne l'enfermerait-on pas à Saint-Lazare, pour lui apprendre que les filles n'ont pas le droit de châtier ceux qui les payent? On la chasserait de son hôtel. On vendrait les meubles à l'encan. Elle avait résilié son engagement. Habituée qu'elle était à ne rien faire de ses mains blanches et douces de barine, que tenterait-elle pour vivre, pour ne pas rouler à l'extrême misère des malheureuses qui ont faim et froid? Elle ne se sentait pas le courage de recommencer cette odieuse vie de faux amour, de reprendre d'autres amants, de s'enliser à tout jamais dans la tourbe qui ne vous lâche plus.

    La mort la délivrerait de toutes ces angoisses. Elle ne s'en épouvantait pas. On souffrait si peu. Puis c'était le bon sommeil paisible. Elle dormirait comme autrefois, au temps où elle était toute petite fille, dans un berceau qu'une nourrice balançait de ses mains nonchalantes.

    Sa jolie tête blonde rayonnait comme transfigurée par l'attente du repos éternel. Des coquetteries lui revenaient. Elle alluma toutes les bougies et s'habilla avec une paresse lente, en toilette de bal. Le corsage très décolleté découvrait ses épaules et sa gorge blanche et rose. Une aigrette de diamants tremblait dans ses cheveux épais noués sur la nuque. Elle se mit une pointe de rouge aux lèvres et une mouche dans le creux des seins, qui pointaient comme des globes de marbre, sourit à la glace qui lui renvoyait son image adorable, boutonna ses gants qui montaient jusqu'au coude et éparpilla parmi les oreillers une bottelée de roses qui trempaient dans un vase. Ensuite, elle s'étendit sur le lit et, très calme, toujours souriante, ayant un peu écarté les dentelles de son corsage, elle se tira au cœur un coup de revolver.

   L'agonie dura à peine quelques minutes. Les gouttelettes roses marquèrent le satin. Elle murmura à deux reprises comme un appel enfantin: « Sacha! Sacha! » et elle mourut, les yeux ouverts, comme dilatés par une vision inconnue.

   On l'enterra deux jours après. Le duc mignon qui se soignait n'envoya même pas une mauvaise couronne d'un louis.

Vous pouvez m'aider à subvenir aux frais de ce site en m'envoyant des livres à vendre

(les frais de port vous seront remboursés)

Jacques Ars. 13 rue de Saint Malo. 35000 Rennes. tél 0666 304 111

DEUXIÈME PARTIE

LA VERLION

(PREMIÈRE DANSEUSE)

 

I

    Cette aventure rouge, ce suicide hautain de femme qui l'éclaboussait de son sang, la pitié profonde qui allait à la pauvre victime d'amour morte à vingt ans pour avoir laissé battre son cœur, pour avoir cru, pour avoir adoré un amant méprisable et mauvais, la répulsion sourde qu'il sentait croître autour de lui, les propos de ses meilleurs amis qui l'accablaient, les sourires querelleurs qui raillaient son bandeau de blessé et les plaies mal cicatrisées dont son visage était comme tatoué, les histoires, malheureusement vraies, qu'on colportait sur son compte et qui le ridiculisaient jusque dans le salon de sa mère, la duchesse de Capri, décidèrent M. de Verlion à disparaître momentanément de l'affiche. Il voyagea en comptant les jours et en s'ennuyant partout. Voyages de santé, comme disait le petit Bob Shelley, qui recrépissent les piédestaux vermoulus et laissent le temps à Paris, cette grande ville de province, bavarde et badaude, de virer vers de nouvelles turlutaines, d'effacer les taches fraîches. Ivanovna Woïline fut bientôt oubliée et, de la malheureuse enfant, il ne demeura plus que dans les passages quelques photographies tapageuses où elle semblait échappée d'une fête païenne avec ses yeux égarés d'ivresse, les pampres épars parmi sa toison blonde dénouée et sa bouche qu'élargissait un rire éblouissant de faunesse.

    Le duc mignon revint et reprit peu à peu sa vie accoutumée mais dans une sorte d'incognito discret et tacite, sans faire parler de lui, sans piaffer, sans sortir du rang comme autrefois. Il s'effaçait et se tenait volontairement à l'écart comme s'il eût déjà songé, selon la mélancolique expression de Racan, à faire la retraite. A peine l'apercevait-on, de cinq à six, au Bois conduisant son « buggy» sans regarder personne, quelques minutes de ci, de là, au balcon du club et dans deux ou trois salons sérieux du Faubourg où il se mêlait peu aux conversations et écoutait les sermons prétentieux de M. Caro avec une indifférence correcte. Il défendait obstinément sa porte, et son valet de chambre - un grand diable de larbin, au menton bleu-de-prune et aux lèvres minces de diplomate, qui avait un léger accent anglais - tiraillé, questionné, tenté, ne répondait à tous que les mêmes monosyllabes vagues, les mêmes dénégations respectueuses, les mêmes gestes équivoques qui déroutent. Ces allures énigmatiques commençaient à intriguer les femmes autant qu'un spectacle prohibé. Dictait-il ses mémoires secrets? Cachait-il, comme un avare jaloux de son trésor, une maîtresse nouvelle ramassée en chemin, à Naples ou à Constantinople? Regrettait-il enfin Ivanovna Woïline et s'isolait-il ainsi pour se frapper la poitrine, pour dérober aux curiosités moqueuses l'affliction tardive qui le rongeait comme une plaie intérieure? Était-ce ceci? Était-ce cela? On sut cependant que M. de Verlion avait accepté un rôle dans la parade amusante du marquis de Rosas qu'on allait jouer sur la scène du petit Cercle, le soir du

Derby. Le rôle extravagant du « Corps de Ballet », où il apparaîtrait en danseuse, dans le costume de fée que portait Rosita Fiocchi, à l'Opéra.

    Le duc préparait sa rentrée comme un cabotin prudent qui connaît le public, qui a reçu autant de couronnes en papier doré que de pommes cuites. Il la rêvait tapageuse et triomphante, au milieu des battements de mains bruyants. Il étonnerait par son puffisme audacieux et, d'un coup, regagnerait le terrain que le suicide de cette petite sotte lui avait fait perdre. C'était à cause de cela qu'il s'isolait, qu'il ne recevait pas, qu'il ne sortait plus. Il travaillait tous les jours pendant quatre heures avec un maître de danse comme une marcheuse qui va affronter son premier examen. Il avait transformé son salon en foyer. Plus de tapis. Des barres d'appui le long des cloisons et des divans sur lesquels il se jetait éreinté entre les pauses des leçons. Il passait des pointes aux ballonnés, des ballonnés aux jetés-battus, attentif, recommençant cinquante fois avec une docilité d'écolier les mouvements graciles que lui apprenait son professeur. Il assistait à toutes les représentations de la Fiocchi et étudiait ses gestes, ses sourires, jusqu'à sa façon sensuelle de se renverser en arrière comme pâmée sous une invisible étreinte. Et il parvint à presque la calquer, à l'imiter avec une bouffonnerie bizarre de mime habile, à rappeler le jeu souple et voluptueux de cette ballerine italienne qui avait la langueur désirable des almées dont les reins demi-nus se cambrent et frémissent au son hallucinant des derboukas, et aussi l'emportement fou, les déhanchements des gitanes qui s'enlacent, qui s'accompagnent du claquement des castagnettes, dans les « posadas » diffamées de l' Albaïzin.

 

II

    Le premier acte de la revue n'obtint qu'un succès médiocre, malgré les couplets grivois que la jolie Régine Million, décolletée jusqu'aux pointes des seins, chantait à propos de tout, des bookmakers et des lilas refleuris. On attendait le clou, le « ballabile» de l'éventail, que devait danser le duc mignon. Les violons préludèrent et des chuchotements étonnés coururent dans la salle, quand M. de Verlion s'avança dans la lumière papillotante de la rampe. On ne le reconnaissait pas. Merveilleusement grimé, des diamants dans une perruque blonde qui s'effrangeait sur ses cils, les joues veloutées de poudre de riz, les lèvres rosées et avivées de carmin, corseté comme une femme, les bras nus avec des anneaux d'or aux poignets, tout grêle dans son tutu de gaze rose et son maillot de danseuse, il avait l'air effronté d'une gamine maigriotte des petites classes, qui n'a pas encore de hanches, et dont la gorge naissante ne se modèle pas dans les plis du corsage. Il n'avait plus rien de l'homme et il n'était pas tout à fait la femme. Cela troublait, comme une vision fantastique, comme ces fresques libertines, qui sont sur les murs de Pompéï. Il dansa avec une coquetterie un peu gauche, une incorrection mignarde, une audace d'artiste qui brûle les planches, qui veut gagner la partie engagée. Il s'avançait, il reculait, il tournait comme pour se dérober à une poursuite enfiévrée; il s'agenouillait, traversait la scène d'un bout à l'autre sur les pointes, envoyait des baisers dans le vide, de la main gauche, et au milieu de cette mimique amoureuse, toujours agitait son large éventail rouge, pareil à un grand papillon de nuit. Avant d'entrer en scène, le duc avait bu plusieurs coupes de champagne et, grisé, le feu au corps, il dépensait toutes ses forces; il osait des effets que la Fiocchi elle-même n'eût pas tentés. On l'acclamait. On le rappela cinq fois. Les femmes déchiraient leurs gants en battant des mains et lui jetaient leurs bouquets, comme une jonchée triomphale. Les clubmens, très emballés, criaient: « Bravo, Verlion! Bravo, Verlion! » Des vieux, le crâne rouge d'un afflux de sang, s'interrogeaient en clignant de l'œil et en hochant la tête, et se murmuraient d'oreille à oreille, des polissonneries sadiques.

    Le prince de Sonderhausen, enfoncé dans un fauteuil comme une masse inerte et les mains croisées sur son ventre que soulevait l'halettement de sa respiration pénible, répétait avec son accent pâteux d'Allemand et des regards lubriques qui rallumaient ses prunelles éteintes:

- Bien plus fort que Caderousse, le petit Vérlion, et c'est joli comme une statuette grecque? Est-ce qu'on lui connaît une nouvelle maîtresse?

    Il ne put en dormir. Cette apparition d'homme habillé en femme, ces formes mièvres moulées dans le maillot, cette mise en scène calculée, le surexcitaient comme une potion cantharidée, l'idiotisaient, lui remplissaient le cerveau de rêves impossibles. Il n'avait jamais ressenti autant la souffrance savoureuse, du désir qui brûle la chair comme des piqûres d'aiguilles rougies, même lorsque Rose Maupin, pendant trois mois, lui avait fermé son alcôve, l'avait obligé à entendre dans l'antichambre les râles de joie et les tendresses affolantes qu'elle prodiguait aux autres pour le narguer, pour le lasser. Il écrivit au duc des lettres humbles, lui envoya des corbeilles de fleurs, le relança de ses invitations, lui offrit coup sur coup de commanditer son écurie de courses, de l'adopter, de lui léguer son incalculable fortune, ses terres, ses châteaux, ses hôtels, le supplia de venir suivre ses chasses en Bohême, mais à mots couverts, sans oser se compromettre, sans avouer ouvertement ses secrètes espérances. Son gâtisme augmentait. Il perdait la mémoire, bafouillait en parlant et se soutenait il peine sur ses jambes flageolantes de vieux céladon éreinté. Au petit Club, on n'ignorait pas ses manies crapuleuses, ses relations avec toutes les proxénètes de Paris, et son titre d'ambassadeur de Styrie, sa parenté royale, l'avaient à deux reprises préservé d'une condamnation infamante.

 

III

    Aussi, M. de Verlion ne prit-il pas plus au sérieux cette correspondance sénile que le marché fabuleux d'un impresario américain, le colonel James Milhvay qui, gravement, comme à un acrobate ou à une " sensationnel " divette des Bouffes, lui proposait une tournée à travers les États-Unis et lui avait apporté un modèle d'affiches gigantesques sur lesquelles il était re- présenté en danseuse jouant de l'éventail avec au-dessous: "M.le duc de Verlion, le "professionnal gentleman", exécutera à neuf heures le fameux "ballabile" qu'il a créé à Paris, le soir du Derby." Ces succès imprévus l'amusaient comme une farce risible. Il redevenait à la mode. Il racontait partout avec une sorte de forfanterie vaniteuse le cas du prince de Sonderhausen et lisait tout haut à ses amis les lettres désirantes qu'il recevait. Il n'était plus question d'Ivanovna Woïline. Mais le duc mignon remarqua bientôt qu'on l'accueillait de nouveau avec une froideur presque insolente, qu'on l'isolait comme un malade en quarantaine, qu'on le saluait à peine au Bois et que beaucoup de femmes affectaient de ne pas le reconnaître, de se retirer quand il entrait dans un salon. On semblait obéir à un de ces mots d'ordre inexorables qui précèdent dans le monde l'exécution d'un homme taré. M. de Verlion déconcerté, sentant le vide se creuser de plus en plus autour de lui, épiait en vain la cause de ce revirement subit. Recommençait-on donc à s'apitoyer sur le sort de cette détraquée qui n'avait pas eu l'esprit de disparaître tranquillement comme toutes ses maîtresses antérieures? II résolut d'aborder crânement l'obstacle inconnu et d'en avoir le cœur net, et, au club, il interrogea avec une brusquerie décidée lord Shelley qui ne lui parlait plus depuis deux semaines.

- Mon cher, lui dit-il, je serais fort curieux d'apprendre la cause de cette comédie absurde; je n 'en tends rien aux rébus...

- Ni moi non plus, monsieur, gouailla Bob Shelley, mais votre ami le prince de Sonderhausen y est de première force et vous n'avez qu'à lui demander des leçons.

    II scanda chaque mot et prononça sa phrase d'une voix très nette, très lente, pour être entendu par les membres du cercle qui les entouraient. Le duc pâlit comme s'il recevait un soufflet au visage. C'était donc cela qu'on lui reprochait, ces lettres bêtes qu'il avait eu l'imprudence de montrer, de lire aux uns et aux autres. On le démolissait avec des calomnies anonymes. Un instant il eut peur de sombrer dans la boue, de ne pas pouvoir se disculper de cette accusation odieuse, d'être perdu. Il souffrait à son tour comme avait souffert la malheureuse Ivanovna. Il cherchait à droite et à gauche des mains secourables. Il attendait qu'un ami indigné se portât garant de son honneur. Et  rien. Le silence cruel des supplices, le rire moqueur de lord Shelley : " Vous n'avez qu'à lui demander des leçons." Les meubles tournaient devant ses yeux. Il s'appuya à un fauteuil pour ne pas tomber. Cela dura quelques secondes, puis, se maîtrisant, il cria avec un haussement d'épaules:

- Je savais bien qu'il ne s'agissait que des mensonges de quelques imbéciles !

    Ils se battirent, le lendemain, derrière les tribunes d 'Auteuil, et le duc de Verlion reçut un coup d'épée qui glissa heureusement entre la cinquième et la sixième côte. Sans une parole, avec le flegme d'un homme qui reconnaît son erreur, lord Shelley lui tendit la main après l'affaire.

 

TROISIEME PARTIE

LE BOULET

 

    Mme de Fontrailles le soigna, veilla à son chevet comme une amie inquiète et dévouée.

    Bien qu'il l'eût remplacée jadis avec une brutalité froide de maître, qu'il l'eût blessée dans son orgueil de femme, qu'afin d'en finir, de briser cet amour qui le gênait dans ses desseins nouveaux, il lui eût reproché durement son âge, ses prétentions surannées, les artifices dont elle usait 'pour cacher ses premières rides pour rajeunir les restes d'une beauté à peu près finie, la vicomtesse avait attendu patiemment, sans se décourager, l'heure prochaine ou le duc mignon lui reviendrait, la rappellerait, lui demanderait d'oublier ce qui s'était passé entre eux de pénible et d'amer.

    Elle ne lui en voulait pas. Elle le considérait comme un enfant gâté que tentent toutes les friandises nouvelles. Dans sa dépravation de vieille femme blasée, elle le préférait ainsi, corrompu et incapable d'une passion durable, d'un coup de cœur qui prend toutes les forces et toute l'intelligence d'un homme. Elle aimait à sentir cette poupée dans sa traîne. Ils se comprenaient. Ils semblaient avoir été triturés dans le même moule. Tous les deux étaient aussi inutiles, aussi encombrants dans la vie, et l'on eût dit qu'ils avaient le même âge, tant leurs goûts, leur bêtise se ressemblaient, tant ils se copiaient mutuellement, tant ils se reflétaient l'un dans l'autre comme en des miroirs jumeaux.

    M. de Verlion redevint son amant sans secousses, sans effusions, avec une indifférence résignée. Celle-là, ou une autre, que lui importait maintenant? Il n'avait plus le loisir de s'occuper des femmes, de perdre son temps aux turlutaines anciennes, de prendre la suite du séducteur des mille et trois.

    Depuis qu'il s'était battu en duel avec lord Shelley, tout s'effondrait autour de lui, coup sur coup. Il se sentait rouler à la côte comme une épave battue par une mer démontée. Ses dettes s'accumulaient. Il vivait sur son nom. Il perdait tout le temps au jeu, aux courses, à la Bourse, avec une mauvaise chance invariable et exaspérante. Et ne pouvant s'arrêter, désorienté, réduit aux derniers expédients pour couvrir et cacher sa ruine, traqué par les créanciers qui flairaient un désastre prochain et se lassaient de remporter leurs notes, d'être ajournés aux calendes par des promesses polies, le duc mignon entrevoyait avec une terreur croissante le jour où même les valets du petit Club lui refuseraient cinq louis, où son nom serait affiché au tableau déshonorant des décavés qui ont manqué à leurs engagements. 

    Mme de Fontrailles le savait et s'en réjouissait secrètement. Elle eût voIontiers achevé sa ruine, avide qu'elle était de hâter l'issue de ces débattements inutiles, d'avoir enfin à sa merci l'homme qu'elle adorait, de le tenir comme une proie dans ses petites mains acharnées et de le forcer à accepter ses volontés. Les chances s'égalisaient maintenant, et malgré son âge, malgré l'invraisemblance ridicule de ce rêve de vieille coquette inassouvie, elle songeait à être la femme après avoir été la maîtresse. M. de Verlion avait vingt ans de moins qu'elle, mais ne serait-il pas trop heureux d'accepter les cent mille livres de rente qu'elle possédait, de reprendre pied, d'échapper à une dégringolade certaine et honteuse? On rirait de ce mariage comme d'une mascarade de mardi-gras. On conspuerait aussi bien l'homme jeune qui se galvaudait en un marché abject que la femme mûre qui ne voulait pas abdiquer et tentait presque des détournements de mineur. Ne fallait-il pas toujours payer son bonheur? Et cette jouissance profonde d'être la duchesse de Verlion, de vivre sans cesse avec son amant, de le garder auprès d'elle comme un carlin paresseux qui a un collier au cou, d'avoir le droit d'être jalouse et avare de son bien, de monter la garde, ainsi qu'une sentinelle méfiante, autour du mari que les autres femmes lui envieraient, cette joie de victorieuse ne compenseraient-elles pas l'amertume passagère que causent les moqueries du monde? Le duc ne se rebella pas, ne fit aucune objection. Il laissa Mme de Fontrailles payer ses dettes. Il se soumit avec une apathie ennuyée, et ils se marièrent à la fin de l'automne. Jean-Luc Vallot s'écria tout haut en sortant de la sacristie:

- Est-ce qu'elle n'aurait pas mieux fait de le reconnaître?

    M. de Verlion n'avait ajouté aucune importance à cette aventure matrimoniale. Ce n'était qu'une affaire, un compromis sans conséquence qui l'aidait à se dégager d'une situation difficile et ne lui imposait pas les obligations lourdes de la vie à deux. Il n'aliénerait pas sa liberté. Il aurait des maîtresses si cela l'amusait. Dans l'hôtel, leurs appartements seraient séparés. Ils recevraient rarement, et et ne se montreraient que de ci, de là, au bras l'un de l'autre. Mais la duchesse dissipa aussitôt ses illusions et lui barra la porte.

    Il lui appartenait. Il se devait désormais tout entier à elle. Ils ne se quitteraient pas. Il l'aimerait autant qu'elle l'aimait. Il serait un mari très tendre, toujours agenouillé, toujours câlin, comme si elle avait vingt ans, comme s'ils ne s'étaient jamais frôlés jusque-là que comme des fiancés chastes. Elle eut des crises folles de passion. Elle l'emprisonna dans ses bras roidis. Rajeunie, exaspérée par l'inertie froide, par les résistances gouailleuses de cet homme qui bâillait sous ses baisers de goule, elle avait envie de le mordre, de le déchirer de ses ongles, de voir s'il aurait seulement la sensation de la souffrance, et elle finissait par le repousser du lit, par le chasser avec des reproches méprisants. Elle lui marchandait son argent louis par louis. Elle exigeait des comptes de ses dépenses. Et pour des vétilles, pour un regard imprudent, pour un salut furtif, pour une lettre qu'il écrivait, pour une parole équivoque, elle le malmenait comme une bête rétive, elle ameutait ses gens par ses piaillements aigus, elle le souffletait de sa main crispée. C'était une existence intolérable de galérien qui est rivé à son anneau de fer. Il en avait peur. Il tremblait devant elle comme un petit garçon. Il se pliait à toutes ses volontés. Il n'osait pas s'échapper de sa geôle. Elle eût été capable d'aller le chercher au club.

    Enfin, comme Paris l'épouvantait avec ses complicités faciles, ses séductions perverses, ses souvenirs féminins que la moindre étincelle pouvait rallumer ainsi qu'un feu mal éteint qui couve sous la cendre, elle s'enterra avec son mari dans un château perdu au fond du Morvan, sans voisins, sans amis même à l'époque des chasses. Et dans cette solitude morne où elle ne s'est entourée que de très vieux domestiques et de femmes de chambres laides, elle trouve encore des prétextes pour le harceler, pour recommencer les scènes furieuses de leurs premiers mois de mariage.

    Le duc en est devenu à moitié idiot. Il croupit dans une inaction absolue. Il néglige même sa tenue et porte des chemises effiloquées aux manches. Et quand par instants il pense à quelque chose, un regret machinal et navré tourmente son cœur desséché comme une piqûre d'aiguillon. Le regret du temps où Ivanovna Woïline, pour lui plaire, pour l'attirer, dénouait sur ses épaules nues ses lourds cheveux blonds qui l'enveloppaient comme d'un manteau d'or fabuleux, où la pauvre petite le suppliait de sa voix étrange, lui disait des tendresses si douces qu'il n'écoutait pas, et, dans les peaux d'ours immaculées qui couvraient le parquet de la chambre tendue de peluche feuille-morte, se couchait à ses pieds comme une serve soumise qui attend le caprice du maître!  

Fin

Tome II des Amours défendues ( page 1 à 72)

Edition de 1884, imprimé par Marpon et Flammarion.