Première partie
IVANOVNA WOïLINE
I
-Pas mal, leur petite cosaque ! s'écria tout haut Mme de Fontrailles, du
ton impertinent et vague d'un connaisseur qui vient d'examiner une figurine
d'étagère et elle tendit sa lorgnette au duc de Verlion en se penchant à demi
dans l'ombre de l'avant scène.
- Vous trouvez, dit le duc avec
une indifférence voulue et, le buste haut, il regarda la débutante à son tour.
Elle avait,
en effet, cette Ivanovna Woïline un charme étrange avec son costume d'esclave
orientale brodé de passementeries dorées, la chemisette de soie claire laissant
deviner les contours de la gorge, les pantalons flottants et la calotte sous
laquelle les lourds cheveux débordaient et s'emmêlaient, lumineux et rayonnants
comme un champ de seigles mûrs au plein soleil de midi. Ainsi assise au fond de
ce grand fauteuil gothique, le regard noyé dans le vide, les doigts pendant
inertes contre le manche ivoiré d'une guzla, elle semblait une exilée qui se
souvient sans trêve
du pays perdu, qui garde la nostalgie des minarets blancs, du ciel bleu où
s'éparpillent des vols de flamants. Dans la tache rose de son visage d'enfant,
les yeux glauques luisaient et la bouche assez large et charnue avait un pli
décidé et fantasque. Même son accent guttural de moujik qui martelait les
phrases légères de Musset, le traînement rauque et chantant de la voix
ajoutaient on ne savait quoi de pas vu, d'inédit à cette jolie tête de gamine
rêveuse.
- Pas mal, répéta froidement M.
de Verlion et retourné vers l'aquarelliste Jean-Luc Vallot qui derrière eux
crayonnait tranquillement sur son album la silhouette de l'actrice, il ajouta
comme s'il eût demandé la performance d'un cheval: - Est-ce que vous savez d'où
ça sort?
- Ça sort d'un appartement de
douze cent sur l'avenue des 'Ternes, dit Vallot en achevant son dessin; ça n'a
pas vingt ans et ça demeure avec une vieille tante vertueuse qui lit la Bible et
monte la garde comme un soldat qui aurait une consigne! Quant à son histoire, la
voilà en quatre coups de crayon. Mlle Ivanovna Woïline est née quelque part en
Russie, à Moscou ou à Nidji-Novogorod, cela vous est égal et à moi aussi.
Accoutumée à la vie libre de là-bas, aux ordres qu'on dicte à coups de fouet, à
jouer à l'homme quand cela lui plaît, à trinquer dans les izbahs avec les
bohémiens errants, à n'obéir qu'à ses volontés, elle vous a des façons farouches
de Bradamante qui déconcertent d'abord et serait bien
capable si quelque audacieux lui effleurait
seulement la nuque et lui
proposait ce que nous proposons généralement à toutes les femmes, mon cher duc,
de lui administrer de sa main nerveuse un knout de premier ordre.
Mme de
Fontrailles écoutait intéressée et silencieuse, croquait un à un des grains de
muscat glacé. La musique langoureuse des couplets que chantait maintenant
Barberine en filant sa quenouille, accompagnait le boniment gouailleur de
l'artiste comme une plainte murmurée en sourdine.
Il racontait
l'ivresse soudaine et irrémédiable qui fermentait dans cette cervelle d'enfant
depuis le soir où, pendant l'exposition, encore en robe courte et un ruban
nouant ses cheveux, Ivanovna avait entendu Sarah Bernhardt psalmodier de sa
lente et douce voix les vers sonores de Hugo. Le théâtre, avec son idéal
artificiel, l'émoi fiévreux qui engourdit dans le rayonnement de la rampe, qui
fait battre le cœur plus fort au milieu des applaudissements, l'attirait comme
un jardin fermé dont on respire les parfums subtils, par-dessus les murs. Elle
revint de Paris toute détraquée, possédée par une passion ardente qui
l'exaltait, qui l'attelait jour et nuit au même travail incessant et monotone.
Dieu sait dans quel mirage illusoire lui apparaissait alors le lendemain et
quels espoirs heureux germaient en elle, tandis que, toute seule devant sa
glace, déguisée de quatre chiffons, elle ânonnait ses rôles préférés ! Et
lorsqu'elle eut à peu près l'âge de raison et des hanches de femme, qu'elle sut
des bribes du répertoire courant, ayant endoctriné avec des câlineries tendres
et des supplications agenouillées la bonne vieille tante qui l'élevait, elle mit
la clef sous la porte et repartit confiante, n'ayant d'autre passeport qu'une
lettre banale pour Dumas. Celui-ci s'emballa rien qu'à voir la flamme qui
braisillait au fond de ces prunelles, rien qu'à humer l'odeur de chair fraîche
qui se dégageait de cette créature bizarre. Il lui promit tout ce qu'elle
demanda, même un rôle taillé pour elle seule. Ceux qui l'approchaient
subissaient sa domination magnétique; et inconnue; fruste, n'ayant croupi dans
aucun Conservatoire, élève de personne, du premier coup, elle avait été engagée
à la Comédie-Française.
- La belle vaut peut-être mieux
que les autres! termina Vallot, et si Paris ne la mange pas...
Il n'acheva
pas sa phrase, et dans le sourire sceptique, dans le coup de crayon énervé qui
ponctuèrent ces derniers mots passa brusquement le souvenir blasé des nombreuses
qu'il avait vu si souvent apparaître comme des comètes flamboyantes dans la
splendeur d'une nuit d'été, puis s'éteindre si vite, s'engloutir sans laisser de
trace.
Mme de
Fontrailles disait:
- Je voudrais bien la voir de
près, cette sauvageonne. Est-ce que vous ne pourriez pas la décider à venir dire
n'importe quoi à un de mes mercredis?
Le duc de
Verlion songeait machinalement - sans désir, sans ces bouffées de sang qui tout
à coup vous chauffent les tempes - que l'actrice était jolie, plus jolie que
Rose Cardinal, l'effrontée petite danseuse de l'Eden et que la vicomtesse de
Fontrailles, trop retapée, trop émaillée décidément et qu'il finirait par
respecter comme un tableau de famille, Ce serait drôle peut-être de jouer pour
une fois à l'amour, de baiser avant tous les autres cette bouche taquine qui
avait une rougeur de cerise mûre. Cela le changerait du pâté d'anguilles
habituel. Il la dresserait. Il s'afficherait avec elle aux courses ou à une
première. On verrait la suite.
Durant un
entracte, il emmena le peintre au foyer et rajustant le gardénia qui étalait ses
pétales satinées sur le revers de l'habit:
- Dites-donc, Vallot, est-ce que
vous ne pourriez pas me présenter à la vieille tante?
- Et à la jeune nièce, mon cher
duc. Très facile. Mais je vous préviens que ce bois-là flambera difficilement!
- Vous croyez, fit le duc, et il
éclata de rire, d'un petit rire sec et aigu comme le chevrotement d'une voix
cassée de douairière.
II
Le duc Louis
de Verlion - le « duc mignon », comme on le surnommait au
petit club à cause de sa figure poupine, des modes qu'il lançait, de ses allures
de fille et des bagues qui surchargeaient ses doigts effilés, n'avait pas d'âge.
Le masque
blanc et fatigué semblait s'être peu à peu décoloré dans les veilles
qu'éclairent les lampes voilées d'abat-jour verts. L'œil peu fendu laissait
passer un regard atone de myope qui ne se posait sur rien et se figeait derrière
le monocle incrusté sous le sourcil. Il avait de fines moustaches blondes, les
épaules tombantes, la poitrine étroite et la taille d'un collégien. Toujours
correct et froid, étriqué en des jaquettes de groom anglais trop courtes qui
l'engonçaient. Ni distingué, ni drôle. On eût dit que quelque médecin lui avait
transfusé dans les veines appauvries de sang cette parisine dont feu Roque- plan
donna l'analyse chimique.
Il était bien
le produit d'une époque décadente et jouisseuse, ce mannequin de tailleur que
les femmes se disputaient comme un bibelot curieux. Il sentait ces mariages de
commande où l'on ne s'aime pas même jusqu'à la première halte du voyage de
noces, les grossesses qu'on dissimule rageusement sous le bâillon d'un corset de
fer, les essais d'avortement qui ont échoué, le suprême et pénible effort d'un
viveur à demi épuisé, qui s'est entêté à vouloir perpétuer sa race. Il faisait
regretter les étreintes brutales des rustres qui s'accouplent et brament des
cris furieux d'amour, au printemps, dans l'ombre des haies, et qui ont des
enfants robustes et sains comme les plantes poussées au grand air.
Le duc mignon
arborait le nom de son père, comme une cocarde brillante empruntée pour mieux
figurer dans la vie. Mais il n'avait ni la piaffe superbe, ni l'insouciance
hautaine de conquérant, ni la verve ironique et fringante de ce joueur heureux
qui eut l'envergure d'un personnage de Balzac. Le ministre qui avait étayé un
trône n'aurait pas reconnu pour son fils ce boudiné ennuyé qui brinqueballait
des coudes en marchant et n'était bon qu'à inventer une coupe nouvelle d'habit
ou des mots bêtes et baroques.
M. de Verlion
savait cependant se servir des femmes, qu'il méprisait au reste et traitait avec
le sans-gêne et la grossièreté d'un entraîneur. Il ne les aimait pas. Elles lui
servaient de cadre. Il lui plaisait de se détacher tout droit sur des blancheurs
d'épaules décolletées, sur un fond d'extravagantes toilettes chiffonnées, comme
un berger qui domine un troupeau. Elles le poussaient. Elles en faisaient
presque quelque chose avec leurs adorations inexpliquées et leurs tendresses
stériles.
Le duc jouait
à la Bourse, taillait au club à banque ouverte et prêtait 'son titre à de vagues
affaires industrielles qui lui permettaient d'avoir une écurie de courses et de
mener le train.
Il était
maintenant l'amant de Mme de Fontrailles, une amie de sa mère, qui avait joué à
Compiègne avec la princesse de Sternich des bouts de rôle dans les revues du
marquis de Massa.
III
Mlle Woïline
les reçut froidement dans une pauvre pièce meublée de quelques fauteuils de
velours usé, ou près de la fenêtre la vieille tante tricotait un jupon de laine.
Comme elle
fronçait les sourcils et se mordait les lèvres, étonnée par cette visite
inattendue et honteuse d'être surprise en cette misère de campement ou il n'y
avait seulement pas de fleurs - un bouquet de violettes de deux sous - sur la
cheminée, Jean- Luc Vallot inventa une histoire. Ils venaient - lui et son ami
le duc de Verlion - la harceler déjà pour un concert de
charité au profit des Hospitalières de Bethléem, - une œuvre pieuse que
soutenait tout le faubourg. Elle dirait ce qui lui passerait par la tête. Un
sonnet de Sully-Prudhomme ou une chanson slave. Et M. de Verlion la flatta alors
de compliments discrets, lui dit que depuis la reprise de Barberine on ne
parlait plus que de son jeu étrange et de sa beauté blonde.
- Bien vrai, interrompit-elle en
riant de joie, bien vrai?
- Bien vrai! fit-il.
Elle le
regarda dans les yeux longuement comme pour voir s'il ne mentait pas, puis
souriante et féline, lui dit de sa voix grave:
- Vous voulez donc être mon ami,
monsieur?
Ce furent les
premières phrases qu'ils échangèrent. Ils se revirent ensuite presque chaque
jour. Le duc jouait serré, ne commettait aucune faute, aucune imprudence,
gagnait peu à peu du terrain. Il affectait de tout négliger, de tout abandonner
pour ne plus songer qu'à elle. Il semblait qu'une poussée de jeunesse ardente
eût enfin gonflé son cœur. Il devinait les moindres désirs d'Ivanovna, il
l'enveloppait de tendresses câlines et respectueuses comme sont les prières des
dévots aux pieds d'une idole. Il mêlait des promesses à ses aveux. Elle le
retrouvait partout où elle allait, soumis, ne demandant qu'à serrer le bout de
ses doigts ou à effleurer sa voilette d'un baiser furtif. Quand elle jouait, sa
loge était pleine de fleurs, de lilas et d'azalées blancs qui embaumaient l'air
et le petit appartement de l'avenue des Ternes avait aussi un air de fête dans
son encombrement de bibelots rares et son éparpillement de plantes vertes.
Ivanovna Woïline
s'accoutumait à cette adoration croissante dont la douceur contagieuse
l'envahissait. Elle aima bientôt M. de Verlion. Croyante et n'ayant que sa
vieille tante radoteuse pour lui crier d'inutiles casse-cou, elle
s'enorgueillissait d'être tant désirée, tant adulée par ce duc mignon qui
n'avait qu'à choisir entre cinquante maîtresses, d'être enviée par les femmes
qu'il dédaignait pour elle. Et dans un élan de bonheur, elle lui ouvrit ses
bras, elle lui offrit sa bouche fraîche et rose et sa virginité candide
d'enfant. Elle s'abandonna toute entière avec une confiance absolue, sans
hésiter un instant, sans avoir l'inquiétude passagère du lendemain.
M. de Verlion
loua un petit hôtel entre cour et jardin dans une rue calme et éloignée de
Passy, et l 'y installa aussitôt. De grands marronniers cachaient la façade
marquetée de briques rouges. Et dans la chambre qui avait
appartenu à cette toquée de Lise Mirliton, tout était calculé pour s'aimer, pour
encadrer la beauté d'une femme blonde, les tons feuille-morte de la peluche qui
tapissait les murs, les peaux d'ours où les pieds s'enfonçaient avec la
sensation d'une caresse, le lit à colonnes vaste comme un reposoir, la psyché
entourée de lataniers et dominée par un dégringolement rieur de petits amours,
les meubles bas et les babioles érotiques qui encombraient la cheminée drapée
d'étoles byzantines.
Mais la lune
de miel - ces premières heures d'amour, pantelantes et
divines où l'on ne peut se désenlacer, où l'on s'enferme comme en une prison
volontaire, où le lit reste défait nuit et jour ainsi qu'un autel où l'on dirait
des messes ininterrompues -
ne dura pas une semaine. Le duc
épuisé tout de suite par les emportements fougueux de cette belle fille forte et
assoiffée de caresses ouvrit vite les volets.
Ne tenait-il
pas surtout à montrer sa nouvelle maîtresse comme une fleur rare qu'on épingle à
sa boutonnière?
Et le samedi
suivant, ils débutèrent ensemble au cirque, lui très correct et savourant les
coups de lorgnettes qui les dévisageaient, le frémissement de curiosité, les
chuchotements que soulevait leur entrée ainsi qu'une traînée de poudre, elle
plus jolie qu'avant avec sa langueur de femme amoureuse, ses yeux cernés et une
toilette de foulard rose qui avivait la teinte rayonnante de ses cheveux. Elle
riait, amusée et s'appuyait plus fort sur son bras relevant la tête comme pour
montrer qu'elle lui appartenait et qu'elle en était heureuse.
Elle fut
cotée au tableau. Et dès lors, ils se pavanèrent bêtement aux courses, dans
l'allée des Acacias, aux représentations Mollier, dans les baraques de la foire
de Neuilly, partout où l'on est assuré de se heurter à une figure familière,
d'être reconnu et salué.
Il était
arrivé à faire d'Ivanovna une cocotte de grande marque. Il l'obligeait à
paraître, ne lui accordait pas une minute de cette intimité reposante et tendre
qu',elle avait espérée, lui reprochait durement les délicatesses instinctives
qui la retenaient, qui la dégoûtaient des amis, des vieilles gardes dont il
l'entourait à plaisir. Il en avait déjà assez et ne le lui cachait pas depuis
qu'on ne commentait plus leur liaison, que le mariage
fantaisiste de Sarah Bernhardt absorbait la badauderie courante et que les
échotiers ne citaient plus son nom que dans le tas, entre la comtesse noire et
Fanny Lanlaire.
Et Ivanovna
mesura tout à coup le vide de son existence manquée, l'isolement morne dans
lequel elle se débattait, emmaillée à jamais dans une toile d'araignée dont ses
efforts ne la dégageraient pas, pressentant l'heure prochaine où son amant la
lâcherait, où probablement pour vivre, pour ne pas s'enfoncer plus bas, elle
passerait des mains lâches et débiles de cet homme dans celles d'un autre qui
lui ressemblerait, qui lui réservait les mêmes amertumes, les mêmes
désillusions. Elle était toute seule comme un enfant oublié qui crie dans la
nuit sur une route solitaire. Brouillée irrémédiablement avec sa tante. La bonne
vieille qui l'aimait comme une maman, mais trop fière pour accepter cette
déchéance avait disparu, était peut-être morte de peine. Et Ivanovna se battait
les flancs pour espérer encore, pour croire en quelque chose, pour dompter ses
souffrances.
Elle était
prise et, malgré sa froideur, l'insensibilité qu'il lui témoignait, - qui sait,
à cause de cela,- elle adorait le duc mignon de toutes ses forces et de toute
son âme. Elle s'acharnait à l'attirer de nouveau vers ses lèvres aimantes dont
il ne cherchait plus les extases heureuses, à ranimer son cœur racorni et
inerte, à fouetter ses sens lassés de toute volupté. Et, rendue savante par
cette bataille pour l'amour, elle fut tantôt la petite femme caressante et
rieuse qui s'est mis en tête de garder son mari, de rallumer les tisons qui
s'éteignaient et se pelotonne, dénoue ses cheveux à propos, semble attendre des
friandises longtemps mendiées, des baisers meilleurs que les baisers anciens,
regarde la pendule comme pour dire qu'il est bien tard et que les bougies
devraient être déjà éteintes, tantôt la débauchée inassouvie dont les prunelles
rayonnent aux approches de l'amant comme des yeux phosphorescents de chatte et
qui déchire sa chemise de dentelles trop longue à tomber.
Mais elle ne
parvenait pas même en s'avilissant, même en se prêtant à tous ses caprices, à
réchauffer la chair de cet homme, molle, glacée comme celle d'un vieux. Il la
repoussait avec des mots d'une ironie cruelle et méchante, de ces mots qu'on
crache aux figures plâtrées des gadoues, dans une maison de filles. Il la
torturait bêtement, semblait s'amuser à lui égratigner le cœur de ses mains
oisives, à lui rougir les yeux de larmes de honte. Et un soir, où dans la clarté
pâle des lampes, fatiguée par une journée chaude passée aux courses, Ivanovna
s'assoupissait, la tête appuyée contre l'épaule du duc mignon, celui-ci se
dégagea avec une brusquerie insolente et lui dit en s'éventant avec un écran:
- D'honneur, ma chère, vous
sentez trop la blonde!
Elle ne lui
répondit pas une parole, les doigts crispés de dépit aux dentelles de son
peignoir qui craquèrent en lambeaux et elle courut s'enfermer dans sa chambre
pour pleurer.
IV
La
malheureuse se raidissait, supportait avec une résignation apparente les
attaques injustes de son amant. Elle s'entêtait dans son amour et quoique
ulcérée jusqu'au tréfond de l'âme, ne regrettait pas de s'être donnée à cet
homme qui lui faisait payer si cher les brèves heures des premiers pas.
M. de Verlion
enhardi, exaspéré par cette soumission passive, ce dos courbé qui n'avait aucun
sursaut de révolte, ne lui épargnait pas cependant les humiliations et cherchait
tous les prétextes pour la pousser à bout, pour rompre une chaîne rouillée qui
l'entravait. Il blaguait cette vocation théâtrale tout de
suite avortée, son accent d'étrangère, sa beauté de Bac- chante.
Étant gris au
petit cercle, il proposa à quelques amis, comme une bonne farce, de renouveler
l'aventure du roi Candaule et de leur montrer sa maîtresse à l'heure où elle se
déshabillait. Se croyant seule dans la grande chambre tendue de peluche,
Ivanovna Woïline s'attardait avec des coquetteries paresseuses, des poses devant
la glace, à cette toilette raffinée du sommeil
où
la femme pressent les tentations de la nuit amoureuse, l'indécise lumière de la
veilleuse rose qui baigne la tête blottie dans les oreillers, le réveil matineux
qui surprend toute décoiffée et toute étourdie encore des rêves inachevés,
allumait une cigarette, roulait ses cheveux en une poignée dans un nœud de ruban
clair, jetait sur les meubles son corset, ses petits pantalons frangés de
guipures, ses bas de soie et, n'ayant plus pour cacher sa nudité radieuse qu'un
coqueluchon de velours oublié à son cou, avant de passer la chemise de batiste
parfumée d'une capiteuse odeur d'héliotrope, tisonnait le feu, se chauffait les
pieds et tout le corps que la flamme léchait de reflets frissonnants. Et elle se
redressa tout à coup rouge, effarée, les yeux fixés sur une portière de
Caramanie, derrière laquelle bruissaient des chuchotements de voix et des rires
étouffés. Les boudinés tassés les uns contre les autres, très allumés par cette
vision de femme nue, n'y tenaient plus, se poussaient du coude, écartaient la
portière, le chapeau sur la tête, le cou tendu, ayant envie d'applaudir comme
s'ils eussent été à un ballet de l'Eden. Le vicomte de Ville jésus demandait à
M. de Verlion sa succession. Jean-Luc Vallot voyait déjà la scène à l'exposition
des aquarellistes dans un cadre japonais et il eût donné vingt-cinq louis pour
pouvoir ébaucher un bout de croquis. Le petit Bob Shelley soutenait, en ramenant
ses cheveux sur les tempes, que « ça ressusciterait un mort ». Le duc mignon
exultait, balbutiait d'une voix pâteuse des mots drôles, essayait en vain de
raconter comment il avait connu la Woïline.
- Elle a une tante qui
tricote... au quatrième... c'était vertueux, un prix Monthyon... La dernière...
la dernière...
Il parlait si
haut qu'Ivanovna l'entendait, haletante et si pâle qu'on eût dit une statue où
les yeux seuls flambaient d'une lueur de folie. Quelques- uns s'en aperçurent
et, ennuyés, voulurent battre en retraite mais le duc les arrêta. Partir. Allons
donc.! On soupait avant et il supposait bien que personne ne déclinerait son
invitation. Alors, ayant soulevé la portière, le monocle à l'œil, il s'avança
vers sa maîtresse du pas saccadé et automatique d'un homme ivre. Un silence
lourd tombait. Machinalement, comme pour se défendre, Ivanovna avait pris sur
une table le fouet de cuir avec lequel elle châtiait ses lévriers. Les boudinés
inquiets s'enfonçaient dans l'ombre. M. de Verlion éclata de rire.
- Voilà, dit-il en balançant le
torse, Ville jésus avait soutenu au club que vous n'étiez pas jolie au déballage
et j'ai tenu à leur prouver, ma chère...
L'effrayant
regard qui se heurta à ses prunelles atones lui coupa la parole, puis démonté,
ne trouvant plus ses mots, il reprit:
- Au fait, je vous présente mes
amis, lord Shelley, le vicomte deVillej...
Elle ne le
laissa pas achever et, comme une bête exaspérée, voyant rouge, elle se rua sur
lui avec un cri aigu de rage haineuse. Il n'eut pas le temps d'éviter le coup de
lanière dont elle lui balafra le visage de toutes ses forces accrues par la
colère, et aveuglé, le monocle brisé, les joues saignantes, les lèvres
déchirées, il tomba sur les genoux. Et comme un cosaque farouche qui accomplit
un arrêt implacable, heureuse, grandie, saoulée par l'odeur du sang qui
s'épandait en taches sales sur les peaux d'ours immaculées, Ivanovna Woïline
continuait à fouailler au hasard dans ce paquet de vêtements et de chair qui se
tordait à ses pieds nus.
- Canaille! canaille!
râlait-elle avec un sourire cruel qui découvrait ses dents blanches et
lorsqu'elle fut lasse de frapper, quand ses doigts engourdis de fatigue ne
purent se crisper plus longtemps à la houssine, l'actrice désigna le duc mignon
d'un geste impérieux à ses amis qui n'osaient pas se mêler à cette scène
tragique et leur commanda comme à des domestiques: - Emportez ça!
V
Elle ne se
coucha pas. Dans le calme de la chambre endormie, dans la prostration lourde qui
suit les crises, affolées, sa fièvre s'apaisait, se fondait en une immense
amertume. C'était fini. Comment avait-elle pu aimer, donner tout son cœur et
tout son être à cet homme lâche et vil, et se soumettre s'agenouiller assez pour
qu'il eût l'audace de l'accabler sous une telle insulte!
La douleur
lui dessillait les yeux.
Elle se
rappelait les simulacres d 'amour, les fausses tendresses, les avanies, les
paroles décevantes supportées patiemment parce qu'elle ne voulait pas, s'être
trompée, avoir fait fausse route, parce qu'elle espérait elle ne savait quelle
éclaircie dans son ciel noir. Elle remontait plus haut dans les enthousiastes
illusions des débuts: sa visite à Dumas qui lui avait détraqué la cervelle, son
entrée à la Comédie-Française, les répétitions, les journaux qui parlaient
d'elle. Elle se voyait dans l'appartement de l'avenue des Ternes, récitant ses
rôles à tante Sacha, s'interrompant pour chauffer sa vieille tête hésitante et
préoccupée du lendemain, la forçant à partager ses chimères, à échafauder avec
elle des projets féeriques qui emplissaient de rires joyeux tout le logis. A
quoi bon lui tendre les bras, lui quémander un pardon qu'elle refuserait dans
son obstination d'aïeule honnête, lui écrire une lettre à laquelle elle ne
répondrait pas plus qu'aux autres. Devait-elle aussi détester ce duc mignon qui
lui avait volé l'enfant idolâtrée?
Et Ivanovna
avec une sorte de délire contemplait les taches de sang éparses au milieu des
toisons blanches. Elle regrettait de ne pas avoir achevé son amant. La dette
n'était pas réglée par quelques coups de fouet qui ne laisseraient peut-être pas
de marque sur cette figure poupine et flasque.
Qu'allait-il
arriver? Ne l'arrêterait- on pas comme une coquine qui a volé.? Ne
l'enfermerait-on pas à Saint-Lazare, pour lui apprendre que les filles n'ont pas
le droit de châtier ceux qui les payent? On la chasserait de son hôtel. On
vendrait les meubles à l'encan. Elle avait résilié son engagement. Habituée
qu'elle était à ne rien faire de ses mains blanches et douces de barine, que
tenterait-elle pour vivre, pour ne pas rouler à l'extrême misère des
malheureuses qui ont faim et froid? Elle ne se sentait pas le courage de
recommencer cette odieuse vie de faux amour, de reprendre d'autres amants, de
s'enliser à tout jamais dans la tourbe qui ne vous lâche plus.
La mort la
délivrerait de toutes ces angoisses. Elle ne s'en épouvantait pas. On souffrait
si peu. Puis c'était le bon sommeil paisible. Elle dormirait comme autrefois, au
temps où elle était toute petite fille, dans un berceau qu'une nourrice
balançait de ses mains nonchalantes.
Sa jolie tête
blonde rayonnait comme transfigurée par l'attente du repos éternel. Des
coquetteries lui revenaient. Elle alluma toutes les bougies et s'habilla avec
une paresse lente, en toilette de bal. Le corsage très décolleté découvrait ses
épaules et sa gorge blanche et rose. Une aigrette de diamants tremblait dans ses
cheveux épais noués sur la nuque. Elle se mit une pointe de rouge aux lèvres et
une mouche dans le creux des seins, qui pointaient comme des globes de marbre,
sourit à la glace qui lui renvoyait son image adorable, boutonna ses gants qui
montaient jusqu'au coude et éparpilla parmi les oreillers une bottelée de roses
qui trempaient dans un vase. Ensuite, elle s'étendit sur le lit et, très calme,
toujours souriante, ayant un peu écarté les dentelles de son corsage, elle se
tira au cœur un coup de revolver.
L'agonie dura à
peine quelques minutes. Les gouttelettes roses marquèrent le satin. Elle murmura
à deux reprises comme un appel enfantin: « Sacha! Sacha! » et elle
mourut, les yeux ouverts, comme dilatés par une vision inconnue.
On l'enterra deux
jours après. Le duc mignon qui se soignait n'envoya même pas une mauvaise
couronne d'un louis.
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DEUXIÈME PARTIE
LA VERLION
(PREMIÈRE DANSEUSE)
I
Cette aventure rouge, ce suicide hautain de femme
qui l'éclaboussait de son sang, la pitié profonde qui allait à la pauvre victime
d'amour morte à vingt ans pour avoir laissé battre son cœur, pour avoir cru,
pour avoir adoré un amant méprisable et mauvais, la répulsion sourde qu'il
sentait croître autour de lui, les propos de ses meilleurs amis qui
l'accablaient, les sourires querelleurs qui raillaient son
bandeau de blessé et les plaies
mal cicatrisées dont son visage était comme tatoué, les histoires,
malheureusement vraies, qu'on colportait sur son compte et qui le ridiculisaient
jusque dans le salon de sa mère, la duchesse de Capri, décidèrent M. de Verlion
à disparaître momentanément de l'affiche. Il voyagea en comptant les jours et en
s'ennuyant partout. Voyages de santé, comme disait le petit Bob Shelley, qui
recrépissent les piédestaux vermoulus et laissent le temps à Paris, cette grande
ville de province, bavarde et badaude, de virer vers de nouvelles turlutaines,
d'effacer les taches fraîches. Ivanovna Woïline fut bientôt oubliée et, de la
malheureuse enfant, il ne demeura plus que dans les passages quelques
photographies tapageuses où elle semblait échappée d'une fête païenne avec ses
yeux égarés d'ivresse, les pampres épars parmi sa toison
blonde dénouée et sa bouche qu'élargissait un rire éblouissant de faunesse.
Le duc mignon
revint et reprit peu à peu sa vie accoutumée mais dans une sorte d'incognito
discret et tacite, sans faire parler de lui, sans piaffer, sans sortir du rang
comme autrefois. Il s'effaçait et se tenait volontairement à l'écart comme s'il
eût déjà songé, selon la mélancolique expression de Racan,
à faire la retraite. A peine l'apercevait-on, de cinq à six, au Bois conduisant
son « buggy» sans regarder personne, quelques minutes de ci, de là, au balcon du
club et dans deux ou trois salons sérieux du Faubourg où il se mêlait peu aux
conversations et écoutait les sermons prétentieux de M. Caro avec une
indifférence correcte. Il défendait obstinément sa porte, et son valet de
chambre - un grand diable de larbin, au menton bleu-de-prune et aux lèvres
minces de diplomate, qui avait un léger accent anglais -
tiraillé, questionné, tenté, ne
répondait à tous que les mêmes monosyllabes vagues, les mêmes dénégations
respectueuses, les mêmes gestes équivoques qui déroutent. Ces allures
énigmatiques commençaient à intriguer les femmes autant qu'un spectacle prohibé.
Dictait-il ses mémoires secrets? Cachait-il, comme un avare jaloux de son
trésor, une maîtresse nouvelle ramassée en chemin, à Naples ou à Constantinople?
Regrettait-il enfin Ivanovna Woïline et s'isolait-il ainsi pour se frapper la
poitrine, pour dérober aux curiosités moqueuses l'affliction tardive qui le
rongeait comme une plaie intérieure? Était-ce ceci? Était-ce cela? On sut
cependant que M. de Verlion avait accepté un rôle dans la parade amusante du
marquis de Rosas qu'on allait jouer sur la scène du petit Cercle, le soir du
Derby. Le rôle extravagant du
« Corps de Ballet », où il apparaîtrait en danseuse, dans
le costume de fée que portait Rosita Fiocchi, à l'Opéra.
Le duc
préparait sa rentrée comme un cabotin prudent qui connaît le public, qui a reçu
autant de couronnes en papier doré que de pommes cuites. Il la rêvait tapageuse
et triomphante, au milieu des battements de mains bruyants. Il étonnerait par
son puffisme audacieux et, d'un coup, regagnerait le terrain que le suicide de
cette petite sotte lui avait fait perdre. C'était à cause de cela qu'il
s'isolait, qu'il ne recevait pas, qu'il ne sortait plus. Il travaillait tous les
jours pendant quatre heures avec un maître de danse comme une marcheuse qui va
affronter son premier examen. Il avait transformé son salon en foyer. Plus de
tapis. Des barres d'appui le long des cloisons et des divans sur lesquels il se
jetait éreinté entre les pauses des leçons. Il passait des pointes aux
ballonnés, des ballonnés aux jetés-battus, attentif, recommençant cinquante fois
avec une docilité d'écolier les mouvements graciles que lui apprenait son
professeur. Il assistait à toutes les représentations de la Fiocchi et étudiait
ses gestes, ses sourires, jusqu'à sa façon sensuelle de se renverser en arrière
comme pâmée sous une invisible étreinte. Et il parvint à presque la calquer, à
l'imiter avec une bouffonnerie bizarre de mime habile, à rappeler le jeu souple
et voluptueux de cette ballerine italienne qui avait la langueur désirable des
almées dont les reins demi-nus se cambrent et frémissent au son hallucinant des
derboukas, et aussi l'emportement fou, les déhanchements des gitanes qui
s'enlacent, qui s'accompagnent du claquement des castagnettes, dans les «
posadas » diffamées de l' Albaïzin.
II
Le premier
acte de la revue n'obtint qu'un succès médiocre, malgré les couplets grivois que
la jolie Régine Million, décolletée jusqu'aux pointes des seins, chantait à
propos de tout, des bookmakers et des lilas refleuris. On attendait le clou, le
« ballabile» de l'éventail, que devait danser le duc mignon. Les violons
préludèrent et des chuchotements étonnés coururent dans la salle, quand M. de
Verlion s'avança dans la lumière papillotante de la rampe. On ne le
reconnaissait pas. Merveilleusement grimé, des diamants dans une perruque blonde
qui s'effrangeait sur ses cils, les joues veloutées de poudre de riz, les lèvres
rosées et avivées de carmin, corseté comme une femme, les bras nus avec des
anneaux d'or aux poignets, tout grêle dans son tutu de gaze rose et son maillot
de danseuse, il avait l'air effronté d'une gamine maigriotte des petites
classes, qui n'a pas encore de hanches, et dont la gorge naissante ne se modèle
pas dans les plis du corsage. Il n'avait plus rien de l'homme et il n'était pas
tout à fait la femme. Cela troublait, comme une vision fantastique, comme ces
fresques libertines, qui sont sur les murs de Pompéï. Il dansa avec une
coquetterie un peu gauche, une incorrection mignarde, une audace d'artiste qui
brûle les planches, qui veut gagner la partie engagée. Il s'avançait, il
reculait, il tournait comme pour se dérober à une poursuite enfiévrée; il
s'agenouillait, traversait la scène d'un bout à l'autre sur les pointes,
envoyait des baisers dans le vide, de la main gauche, et au milieu de cette
mimique amoureuse, toujours agitait son large éventail rouge, pareil à un grand
papillon de nuit. Avant d'entrer en scène, le duc avait bu plusieurs coupes de
champagne et, grisé, le feu au corps, il dépensait toutes ses forces; il osait
des effets que la Fiocchi elle-même n'eût pas tentés. On l'acclamait. On le
rappela cinq fois. Les femmes déchiraient leurs gants en battant des mains et
lui jetaient leurs bouquets, comme une jonchée triomphale. Les clubmens, très
emballés, criaient: « Bravo, Verlion! Bravo, Verlion! » Des vieux, le crâne
rouge d'un afflux de sang, s'interrogeaient en clignant de l'œil et en hochant
la tête, et se murmuraient d'oreille à oreille, des polissonneries sadiques.
Le prince de
Sonderhausen, enfoncé dans un fauteuil comme une masse inerte et les mains
croisées sur son ventre que soulevait l'halettement de sa respiration pénible,
répétait avec son accent pâteux d'Allemand et des regards lubriques qui
rallumaient ses prunelles éteintes:
- Bien plus fort que Caderousse,
le petit Vérlion, et c'est joli comme une statuette grecque? Est-ce qu'on lui
connaît une nouvelle maîtresse?
Il ne put en
dormir. Cette apparition d'homme habillé en femme, ces
formes mièvres moulées dans le maillot, cette mise en scène calculée, le
surexcitaient comme une potion cantharidée, l'idiotisaient, lui remplissaient le
cerveau de rêves impossibles. Il n'avait jamais ressenti autant la souffrance
savoureuse, du désir qui brûle la chair comme des piqûres d'aiguilles
rougies, même lorsque Rose Maupin, pendant trois mois, lui avait fermé son
alcôve, l'avait obligé à entendre dans l'antichambre les râles de joie et les
tendresses affolantes qu'elle prodiguait aux autres pour le narguer, pour le
lasser. Il écrivit au duc des lettres humbles, lui envoya des corbeilles de
fleurs, le relança de ses invitations, lui offrit coup sur coup de commanditer
son écurie de courses, de l'adopter, de lui léguer son incalculable fortune, ses
terres, ses châteaux, ses hôtels, le supplia de venir suivre ses chasses en
Bohême, mais à mots couverts, sans oser se compromettre, sans avouer ouvertement
ses secrètes espérances. Son gâtisme augmentait. Il perdait la mémoire,
bafouillait en parlant et se soutenait il peine sur ses jambes flageolantes de
vieux céladon éreinté. Au petit Club, on n'ignorait pas ses manies crapuleuses,
ses relations avec toutes les proxénètes de Paris, et son titre d'ambassadeur de
Styrie, sa parenté royale, l'avaient à deux reprises préservé d'une condamnation
infamante.
III
Aussi, M. de
Verlion ne prit-il pas plus au sérieux cette correspondance sénile que le marché
fabuleux d'un impresario américain, le colonel James Milhvay qui, gravement,
comme à un acrobate ou à une " sensationnel " divette
des Bouffes, lui proposait une tournée à travers les États-Unis et lui avait
apporté un modèle d'affiches gigantesques sur lesquelles il était re- présenté
en danseuse jouant de l'éventail avec au-dessous: "M.le
duc de Verlion, le "professionnal gentleman", exécutera à
neuf heures le fameux "ballabile" qu'il a créé à Paris, le
soir du Derby." Ces succès imprévus l'amusaient comme une farce risible. Il
redevenait à la mode. Il racontait partout avec une sorte de forfanterie
vaniteuse le cas du prince de Sonderhausen et lisait tout haut à ses amis les
lettres désirantes qu'il recevait. Il n'était plus question d'Ivanovna Woïline.
Mais le duc mignon remarqua bientôt qu'on l'accueillait de nouveau avec une
froideur presque insolente, qu'on l'isolait comme un malade en quarantaine,
qu'on le saluait à peine au Bois et que beaucoup de femmes affectaient de ne pas
le reconnaître, de se retirer quand il entrait dans un salon. On semblait obéir
à un de ces mots d'ordre inexorables qui précèdent dans le monde l'exécution
d'un homme taré. M. de Verlion déconcerté, sentant le vide se creuser de plus en
plus autour de lui, épiait en vain la cause de ce revirement subit.
Recommençait-on donc à s'apitoyer sur le sort de cette détraquée
qui n'avait pas eu l'esprit de disparaître tranquillement comme toutes ses
maîtresses antérieures? II résolut d'aborder crânement l'obstacle inconnu et
d'en avoir le cœur net, et, au club, il interrogea avec une brusquerie décidée
lord Shelley qui ne lui parlait plus depuis deux semaines.
- Mon cher, lui dit-il, je
serais fort curieux d'apprendre la cause de cette comédie absurde; je n 'en
tends rien aux rébus...
- Ni moi non plus, monsieur,
gouailla Bob Shelley, mais votre ami le prince de Sonderhausen y est de première
force et vous n'avez qu'à lui demander des leçons.
II scanda
chaque mot et prononça sa phrase d'une voix très nette, très lente, pour être
entendu par les membres du cercle qui les entouraient. Le duc pâlit comme s'il
recevait un soufflet au visage. C'était donc cela qu'on lui reprochait, ces
lettres bêtes qu'il avait eu l'imprudence de montrer, de lire aux uns et aux
autres. On le démolissait avec des calomnies anonymes. Un instant il eut peur de
sombrer dans la boue, de ne pas pouvoir se disculper de cette accusation
odieuse, d'être perdu. Il souffrait à son tour comme avait souffert la
malheureuse Ivanovna. Il cherchait à droite et à gauche des mains secourables.
Il attendait qu'un ami indigné se portât garant de son honneur. Et rien.
Le silence cruel des supplices, le rire moqueur de lord Shelley : " Vous n'avez
qu'à lui demander des leçons." Les meubles tournaient devant ses yeux. Il
s'appuya à un fauteuil pour ne pas tomber. Cela dura quelques secondes, puis, se
maîtrisant, il cria avec un haussement d'épaules:
- Je savais bien qu'il ne
s'agissait que des mensonges de quelques imbéciles !
Ils se
battirent, le lendemain, derrière les tribunes d 'Auteuil, et le duc de Verlion
reçut un coup d'épée qui glissa heureusement entre la cinquième et la sixième
côte. Sans une parole, avec le flegme d'un homme qui reconnaît son erreur, lord
Shelley lui tendit la main après l'affaire.
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TROISIEME PARTIE
LE BOULET
Mme de
Fontrailles le soigna, veilla à son chevet comme une amie inquiète et dévouée.
Bien qu'il
l'eût remplacée jadis avec une brutalité froide de maître, qu'il l'eût blessée
dans son orgueil de femme, qu'afin d'en finir, de briser cet amour qui le gênait
dans ses desseins nouveaux, il lui eût reproché durement son âge, ses
prétentions surannées, les artifices dont elle usait 'pour cacher ses premières
rides pour rajeunir les restes d'une beauté à peu près
finie, la vicomtesse avait attendu patiemment, sans se décourager, l'heure
prochaine ou le duc mignon lui reviendrait, la
rappellerait, lui demanderait d'oublier ce qui s'était passé entre eux de
pénible et d'amer.
Elle ne lui
en voulait pas. Elle le considérait comme un enfant gâté que tentent toutes les
friandises nouvelles. Dans sa dépravation de vieille femme blasée, elle le
préférait ainsi, corrompu et incapable d'une passion durable, d'un coup de cœur
qui prend toutes les forces et toute l'intelligence d'un homme. Elle aimait à
sentir cette poupée dans sa traîne. Ils se comprenaient. Ils semblaient avoir
été triturés dans le même moule. Tous les deux étaient aussi inutiles, aussi
encombrants dans la vie, et l'on eût dit qu'ils avaient le même âge, tant leurs
goûts, leur bêtise se ressemblaient, tant ils se copiaient mutuellement, tant
ils se reflétaient l'un dans l'autre comme en des miroirs jumeaux.
M. de Verlion
redevint son amant sans secousses, sans effusions, avec une indifférence
résignée. Celle-là, ou une autre, que lui importait maintenant? Il n'avait plus
le loisir de s'occuper des femmes, de perdre son temps aux turlutaines
anciennes, de prendre la suite du séducteur des mille et trois.
Depuis qu'il
s'était battu en duel avec lord Shelley, tout s'effondrait autour de lui, coup
sur coup. Il se sentait rouler à la côte comme une épave battue par une mer
démontée. Ses dettes s'accumulaient. Il vivait sur son nom. Il perdait tout le
temps au jeu, aux courses, à la Bourse, avec une mauvaise chance invariable et
exaspérante. Et ne pouvant s'arrêter, désorienté, réduit
aux derniers expédients pour couvrir et cacher sa ruine, traqué par les
créanciers qui flairaient un désastre prochain et se lassaient de remporter
leurs notes, d'être ajournés aux calendes par des promesses polies, le duc
mignon entrevoyait avec une terreur croissante le jour où même les valets du
petit Club lui refuseraient cinq louis, où son nom serait affiché au tableau
déshonorant des décavés qui ont manqué à leurs engagements.
Mme de Fontrailles le savait
et s'en réjouissait secrètement. Elle eût voIontiers achevé sa
ruine, avide qu'elle était de hâter l'issue de ces débattements inutiles,
d'avoir enfin à sa merci l'homme qu'elle adorait, de le tenir comme une proie
dans ses petites mains acharnées et de le forcer à accepter
ses volontés. Les chances s'égalisaient maintenant, et
malgré son âge, malgré l'invraisemblance ridicule de ce rêve de vieille coquette
inassouvie, elle songeait à être la femme après avoir été la maîtresse. M. de
Verlion avait vingt ans de moins qu'elle, mais ne serait-il pas trop heureux
d'accepter les cent mille livres de rente qu'elle possédait, de reprendre pied,
d'échapper à une dégringolade certaine et honteuse? On rirait de ce mariage
comme d'une mascarade de mardi-gras. On conspuerait aussi bien l'homme jeune qui
se galvaudait en un marché abject que la femme mûre qui ne voulait pas abdiquer
et tentait presque des détournements de mineur. Ne fallait-il pas toujours payer
son bonheur? Et cette jouissance profonde d'être la duchesse de Verlion, de
vivre sans cesse avec son amant, de le garder auprès d'elle comme un carlin
paresseux qui a un collier au cou, d'avoir le droit d'être jalouse et avare de
son bien, de monter la garde, ainsi qu'une sentinelle méfiante, autour du mari
que les autres femmes lui envieraient, cette joie de victorieuse ne
compenseraient-elles pas l'amertume passagère que causent les moqueries du
monde? Le duc ne se rebella pas, ne fit aucune objection. Il laissa Mme de
Fontrailles payer ses dettes. Il se soumit avec une apathie ennuyée, et ils se
marièrent à la fin de l'automne. Jean-Luc Vallot s'écria tout haut en sortant de
la sacristie:
- Est-ce qu'elle n'aurait pas
mieux fait de le reconnaître?
M. de Verlion
n'avait ajouté aucune importance à cette aventure matrimoniale. Ce n'était
qu'une affaire, un compromis sans conséquence qui l'aidait à se dégager d'une
situation difficile et ne lui imposait pas les obligations
lourdes de la vie à deux. Il n'aliénerait pas sa liberté. Il aurait des
maîtresses si cela l'amusait. Dans l'hôtel, leurs appartements seraient séparés.
Ils recevraient rarement, et et ne se montreraient que de ci, de là, au bras
l'un de l'autre. Mais la duchesse dissipa aussitôt ses illusions et lui barra la
porte.
Il lui
appartenait. Il se devait désormais tout entier à elle. Ils ne se quitteraient
pas. Il l'aimerait autant qu'elle l'aimait. Il serait un mari très tendre,
toujours agenouillé, toujours câlin, comme si elle avait vingt ans, comme s'ils
ne s'étaient jamais frôlés jusque-là que comme des fiancés chastes. Elle eut des
crises folles de passion. Elle l'emprisonna dans ses bras roidis. Rajeunie,
exaspérée par l'inertie froide, par les résistances gouailleuses de cet homme
qui bâillait sous ses baisers de goule, elle avait envie de le mordre, de le
déchirer de ses ongles, de voir s'il aurait seulement la sensation de la
souffrance, et elle finissait par le repousser du lit, par le chasser avec des
reproches méprisants. Elle lui marchandait son argent louis par louis. Elle
exigeait des comptes de ses dépenses. Et pour des vétilles, pour un regard
imprudent, pour un salut furtif, pour une lettre qu'il écrivait, pour une parole
équivoque, elle le malmenait comme une bête rétive, elle ameutait ses gens par
ses piaillements aigus, elle le souffletait de sa main crispée. C'était une
existence intolérable de galérien qui est rivé à son anneau de fer. Il en avait
peur. Il tremblait devant elle comme un petit garçon. Il se pliait à toutes ses
volontés. Il n'osait pas s'échapper de sa geôle. Elle eût
été capable d'aller le chercher au club.
Enfin, comme
Paris l'épouvantait avec ses complicités faciles, ses séductions perverses, ses
souvenirs féminins que la moindre étincelle pouvait rallumer ainsi qu'un feu mal
éteint qui couve sous la cendre, elle s'enterra avec son mari dans un château
perdu au fond du Morvan, sans voisins, sans amis même à l'époque des chasses. Et
dans cette solitude morne où elle ne s'est entourée que de très vieux
domestiques et de femmes de chambres laides, elle trouve encore des prétextes
pour le harceler, pour recommencer les scènes furieuses de leurs premiers mois
de mariage.
Le duc en est
devenu à moitié idiot. Il croupit dans une inaction absolue. Il néglige même sa
tenue et porte des chemises effiloquées aux manches. Et quand par instants il
pense à quelque chose, un regret machinal et navré tourmente son cœur desséché
comme une piqûre d'aiguillon. Le regret du temps où Ivanovna Woïline, pour lui
plaire, pour l'attirer, dénouait sur ses épaules nues ses lourds cheveux blonds
qui l'enveloppaient comme d'un manteau d'or fabuleux, où la pauvre petite le
suppliait de sa voix étrange, lui disait des tendresses si douces qu'il
n'écoutait pas, et, dans les peaux d'ours immaculées qui couvraient le parquet
de la chambre tendue de peluche feuille-morte, se couchait à ses pieds comme une
serve soumise qui attend le caprice du maître!
Fin
Tome II des Amours défendues (
page 1 à 72)
Edition de 1884,
imprimé par Marpon et Flammarion.
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