Rome!...
Pierre regarda un instant, de sa fenêtre, la via Gambero et
le Corso, plus loin. Puis il descendit. La tiédeur ambrée du jour le surprit
après la demi-teinte froide qui l'avait enveloppé dans la pénombre blanche
et glacée de l'escalier de marbre. Il longea, deux minutes, la via Gambero,
rejoignit la via dei Condotti, hésita entre le Corso et la place
d'Espagne... Mais dans cet avril lumineux de Rome, le clair amphithéâtre de
la Trinità de' Monti apparu devant lui, rose et ocre dans l'azur appâli
(c.à l’é.o) du ciel, l'attira.
Des gamins passaient, descendant au Corso. Tous étaient
jolis par l'étendue veloutée de leurs yeux et la matité brune de leur teint
avivé sur l'incarnat de la bouche rieuse. Pierre aimait à les considérer. Et
comme il s'attardait plus que de raison à fixer sur les petits Italiens ses
regards charmés, quelques-uns lui sourirent, sans effronterie aucune,
simplement, insouciants de la beauté que ces regards attentifs et quelque
peu indiscrets saluaient en leurs frimousses éveillées.
La place d'Espagne !
A droite, se raccordant avec elle, la place Mignanelli et la
colonne de l'Immaculée Conception devant la façade austère du collège de la
Propagande qui ferme la perspective de ce côté:. A gauche, la via deI
Babuino conduit vers la place du Peuple le pittoresque arrangement de ses
boutiques d'antiquaires aux seuils cloisonnés de mosaïques, caparaçonnés de
bas-reliefs, enluminés de fresques aux belles nuances de tapisseries parmi
les joailleries des bijoux anciens, la rareté précieuse des intailles et des
camées de lapis, de turquoises, d'agates, d'améthystes et d'émeraudes. Mais
la gloire de cette place tient toute sur les degrés en travertin de son
escalier monumental à double évolution. Et Pierre arrêta là ses regards et
sa pensée.
L'aimait-il, ce coin ravissant dans cette Rome pour laquelle
il ne se connaissait pas assez d'affection ! De
toutes les villes traversées au cours du voyage touchant à
sa fin, et qui charmèrent ses regards en intéressant son esprit, aucune ne
primait l'invincible attirance de celle-ci; et les pauvres banalités de la
capitale moderne étaient impuissantes à lui gâter les joies sans nombre de
la cité antique.
Elle serait le couronnement splendide à l'exode achevé qui
d'abord lui fut un chagrin.
Pierre Pélissier n'avait pas, sans remords, quitté Paris,
puis Meiras en Savoie, abandonnant au château du vieil oncle
Anthelme-Gilbert de Meiras sa petite sœur Gilberte ! Il lai avait fallu
oublier, dans une radicale transformation de son existence, la peine tenace
de n'avoir pas obtenu en mariage celle qu'il désirait, plus qu'il ne
l'aimait sincèrement sans doute: Céline Delhostel, la fille du père
Delhostel, le richissime entrepreneur de terrassements. Elle avait préféré à
sa douceur de presque gamin - à vingt-deux ans Pierre paraissait sortir du
collège - la robustesse brutale et fanfaronne d'Yves Le Hel. Ce mariage
était plutôt l'œuvre du terrassier séduit par la hâblerie conquérante et le
brio de ce dernier que le choix étudié de Céline. Mais le terrible bonhomme
écrasait de sa pesante autorité le vouloir indécis déjà de sa fille. Elle
avait ployé comme son père avait accepté le joug de Le Hel accoutumé, lui
aussi, à ne rencontrer aucune résistance devant ses désirs, qu'ils fussent,
ces désirs, même et surtout ceux de l'instinct éveillé par l'attrait du
plaisir exclusivement sensuel. Yves, avec sa lourdeur de Breton sec et têtu,
ne ressentait pas. Il éprouvait, par curiosité malsaine, la résistance
possible à ses caprices; et pour le malheur de ses victimes, le bonheur lui
souriait de ne rencontrer pas beaucoup cette résistance.
… Mais les regrets de Pierre s'enfuyaient, dissolvant en les
paysages chauds et lumineux de la Méditerranée les dernières larmes de ses
yeux sensibles aux belles visions de toutes choses.
A son retour ce seraient les fiançailles définitives de
petite sœur Gilberte avec le jeune comte Marc de Bricey, un des plus grands
noms du Paris aristocratique.
Marc, l'ami de collège de Pierre et le compagnon aussi de Le
Hel à ce même collège, se souciait peu de partager son nom avec une Juive
opulente ou une Américaine vicieuse. Il avait dès longtemps apprécié
Gilberte Pélissier quand elle venait avec son père, l'illustre professeur de
gynécologie, apporter des friandises à Pierre, au parloir. Il arrivait
souvent que Marc se mêlât à leurs réunions parce qu’il avait perdu ses
parents et restait seul avec la fortune colossale qui devait lui revenir à
sa majorité. Or Pierre aimait beaucoup Marc; ou, mieux, Pierre étant adoré
de tous ses condisciples, l'amitié affectueuse de Marc s'expliquait de
soi-même comme aussi l'attachement de Jean Bérille, le jeune musicien que
Pierre allait retrouver à la Villa Médicis, l'un de deux et l'autre de trois
ans plus âgés que lui.
Marc était devenu par son élégance fortunée un des maîtres
de la haute société parisienne, au moins son enfant gâté. Aucunes fêtes,
aucunes premières, aucuns dîners sans que son affabilité spirituelle et
captivante ne les vint rehausser. Il n'éprouvait pas les femmes, il les
aimait pour leur charme et se contentait le plus souvent de se sentir aimé à
son tour parce qu'on le lui laissait voir en des flirts charmants aux-quels
il refusait une possible consécration abandonnée toujours à sa discrète
volonté. II aimait les femmes, et son amour était fait d'une haute dignité
de soi comme d'un impertinent et galant respect de leur faiblesse. Elles
l'adoraient et se fiaient à lui. Le connaissant ainsi, elles s'étaient
montrées peu jalouses d'une liaison affichée avec Albine de Miromesnil,
coquine tirée par la mode des bas-fonds où pataugeait sa beauté glaciale et
merveilleuse d'automate. .De la part de Marc, caprice de millionnaire dont
lui-même se souciait peu quant aux bénéfices... immédiats.
Pierre ne s'en inquiétait pas non plus pour petite sœur
Gilberte. Il croyait avoir deviné à ce sujet une intention délicate de Marc
vis-à-vis de Céline mise ainsi en garde contre les malfaisances de la
courtisane effrontée et cruelle que Le Hel avait un moment convoitée.
Dans ce chaud rayonnement des bonnes amitiés de collège et
du collège même situé à l'entrée du Bois de Boulogne, Pierre s'était
toujours plu à vivre. Il avait, pour cela, engagé son père, peu de temps
avant que la mort ne le lui enlevât, à acquérir rue Raynouard le petit hôtel
en terrasse sur la Seine où, tôt, les deux enfants, Gilberte avec Pierre,
demeurèrent seuls après que leur mère eût succombé, déjà malade, à
l'insupportable chagrin d'avoir perdu son mari.
Justin et Victoire, une manière de ménage Noël de la Joie
fait peur, leur restait dévoué et continuait de les servir en veillant
dévotieusement autour des dix-huit ans fragiles de Gilberte.
C'est là, dans cet hôtel plaisant dont la solitude reposait
tant le professeur Pélissier, que Pierre avait commencé de s'adonner à ses
goûts de travail sollicités par la beauté, sous forme de buires, de coupes
aux formes délicates, de vases parés d’émaux précieux qui sortaient des
fours d'un atelier dont les clairs vitraux avançaient sur le jardin. Du quai
de Passy on les voyait scintiller sous les marronniers, et le soir on
devinait aux clartés chaudes qui les pénétraient la douce veillée familiale
sous les lampes, en un coin retiré.
Pierre ne voulait plus se marier. L'indépendance acquise
dans ce long voyage qui s’achevait à Rome l'avait grisé. Et puis il avait
bien le temps en vérité.
Mais le foyer désert lui serait navrant quand Gilberte ne
serait plus auprès de lui...
Il se cherchait ainsi des raisons, et les trouvait, de
s'assurer, en outre des amitiés qui lui étaient chères, une étroite
affection dans laquelle il pût enfermer le malaise harcelant d'aimer,
d'aimer plus une âme qu'un corps dont les formes ne seraient que le
rayonnement palpable de cette âme.
Avec sa taille virile et décidée Pierre conservait du !
collège l'empreinte d'une jeunesse qui paraissait indéfectible. Elle se
montrait à travers la mélancolie préoccupée de ses beaux yeux couleur mousse
des bois dont la délicatesse nuançait d'une distinction affable tout son
visage. Ses lèvres appétissantes contenaient, sous le trait délié d'une
moustache de gamin précoce, ce sourire étonné qui fait, avec la curiosité
vive des clairs regards, presque la grâce entière de l'adolescence. Il
avait, de cet âge charmant, gardé toutes les délicatesses qu'exacerbait
contre sa mâle allure le contraste d'un teint plus mat, plus averti de
sensations voluptueuses. L'ovale parfait du menton et le juste dessin du
front accentuaient encore la note gracile, délicieusement conservée sous les
apparences d'homme, de jeune homme avide de mieux goûter les joies dont
l'enfant a déjà tressailli. Il se coiffait comme un collégien, sans
miévrerie (c.à l’é.o); et ses beaux cheveux châtains, séparés à
gauche par une raie tracée avec une feinte négligence, chassaient sur son
front et ses tempes un léger tourbillon de soyeuse lumière. Pierre pouvait
n'être pas absolument un beau garçon ; l'agrément de sa personne tenait
plutôt dans le mot « gentil » pour ce que ce mot renferme de douceur
compatissante, de joliesse sans apprêt, d'élégance qui s'ignore et
d'affection toute prête à se livrer...
Il n'était pas neuf heures. Pierre voulut prendre le temps
de flâner un peu avant de rejoindre Jean à la Villa Médicis. Ses pensées, un
instant vacillantes entre les mille sollicitations des êtres et des choses,
se recueillirent. Il s'accouda contre la Barcaccia du Bernin.
Reportant son souvenir vers Paris, il rendit grâces à la jeune fille qui,
même si doucement, lui avait refusé sa main pour ce que par sa volonté il se
trouvait là, dans Rome, après le charme inépuisé d'un voyage en Grèce; point
heureux, certes! mais libre et comme au bord d'un monde nouveau qui depuis
son départ se dévoilait à lui.
L'étrangeté de ses séjours à Olympie, à Delphes, à Athènes
lui revenait à l'esprit en réminiscences plaisantes...
Il se rappelait l'audace de ce gamin de quinze ans, d'une
souveraine beauté, qui, dans un cloître fleuri d'Alyssos, ville blanche
assise sur les moires violettes du golfe de Patras, l'était venu frôler de
son petit corps agile et sensuel. L'enfant avait, sans que Pierre l'en eût
sollicité, tranquillement ouvert, devant lui, sa tunique complaisante, sorte
de longue chemise orangée en vieille étoffe pareille aux soieries mourantes
étendues sur les saints tombeaux des mosquées. Son jeune corps luisait, sous
ce voile, des reflets safranés d'une lumière diaphane, et ses formes
parfaites en faisaient, debout dans un massif de lauriers-roses, l'adorable
statue vivante d'un jeune dieu oublié en le giron d'Hellas, matrice de
beauté. A ses pieds menus d'énormes pivoines abaissaient lourdement sur le
sol brûlé leurs pétales roses gonflés de sèves; plus loin un cyprès farouche
coupait de sa lame noire et flexible la coupole blonde de l'église
byzantine, les arcades blanches du cloître et le bleu scintillant du ciel...
Et dans l'air de cristal où perlait un jet d'eau fraîche sur une vasque de
Paros, l'adolescent se montrait, s'offrait, ainsi que la plus belle de
toutes les fleurs, sous le soleil dont les rayons pénétraient de caresses
intimes sa nudité claire et voluptueuse...
Pierre avait ressenti là, dans une minute inoubliée, les
affres de la volonté qui se débat contre .la violence de la raison et refuse
au charme captivant de l'évidence le sacrifice des préjugés... Mais depuis
il les avait tous oubliés, tous ! Il gardait même, à travers sa joie de s'en
être enfin libéré, le remords de n'avoir pas au moins baisé l'audacieuse
menotte d'enfant tendue vers lui, dans laquelle il mit en s'enfuyant une
drachme d'argent...
Parmi tant d'autres, il aimait se rappeler la puérile
effronterie de ce gamin très joli, impudique jusqu'à la candeur, et surpris
qu'un étranger n'usât pas des grâces vigoureuses dont il offrait naïvement
l'exquise floraison avec le don de tout lui-même...
(c.à l’é.o) : Conforme à l’édition originale