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DESSE, Jacques. | ||
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DESSE, Jacques. Confrère travaillant aussi sur le livre lesbigai. Voir l' article publié dans le "Magazine du Bibliophile", N° 34, février 2004 : L'Homosexualité dévoilée, des demi-mots aux pleines pages. L'article est ici complet et publié avec l'autorisation de l'auteur du 10 2 2004.
Bonjour,
Ci-joint la version intégrale de l'article publié dans le Magazine du
Bibliophile, avant coupures.
Pour info, c'est la première fois que le Magazine consacre 5 pages à un seul
article (oui, j'en suis fier !!!), et il est cité dans la Gazette de l'Hôtel
Drouot de cette semaine.
L'HOMOSEXUALITE DANS LE LIVRE
Histoire d'un dévoilement.
L'histoire des relations amoureuses entre personnes du même sexe commence par un silence. Jusqu'au XIIIè siècle fleurissait une poésie latine pédérastique, et certains troubadours, comme Guillaume IX d'Aquitaine, ne cachaient pas leur préférence pour les garçons. Dans les premiers temps de l'édition, si une certaine liberté de mœurs était de mise, c'était à l'unique condition que ces choses soient cachées, et surtout tues. Seule la Bible, lecture réservée aux clercs, évoquait l'amour entre hommes, pour le condamner (Lévitique, Evangile de Paul). Inversement, elle contait l'amour de David et Jonathan, bien que le texte hébreu soit censuré, et la tendresse de Jean vis-à-vis de Jésus.
Il arrive que le phénomène s'affiche, par exemple au XVIè siècle avec Henri III et ses mignons. L'homosexualité apparaît alors dans la littérature, pour être dénoncée, en des termes assez savoureux à nos yeux : chez Du Bellay, Tallemant des Réaux, Pierre de l'Estoile, ou Bussy-Rabutin, dans l'Histoire amoureuse des Gaules. Mais le chapitre "De la Gaule devenue italienne" est censuré jusque dans des éditions récentes. Ronsard n'est pas en reste ; il semble surtout déçu que sa majesté lui préfère Philippe Desportes : "Le Roi ne m'aime point, pour être trop barbu, / Il aime à semencer le champ qui n'est herbu, / Et, comme un vrai Castor, chevaucher le derrière…".
L'homosexualité en tant que telle est un concept assez moderne : le mot est forgé par le médecin hongrois Kertbeny en 1869. Si les "actes contre nature" sont légalement passibles de torture et de mort, ce qui choque, dans les temps anciens, c'est la "bougrerie" en général, l'hétérodoxie d'esprit comme de mœurs. La sodomie est le pire des péchés, mais elle est considérée comme encore plus grave dans un cadre hétérosexuel qu'homosexuel. Le Père Sinistrati d'Ameno publie en 1754 un De Sodomia tractatus, qui va jusqu'à examiner de façon détaillée le cas de la sodomie clitoridienne entre deux femmes (sic !). Des éditeurs paillards se sont fait un plaisir de traduire ce texte en français, en 1883 et dans les années 1910...
Les procès pour "sodomie" visent alors un ensemble d'attitudes incluant l'amour homosexuel, tel celui de Christopher Marlowe, ou celui du poète Claude Le Petit, garrotté et brûlé en place de Grève, en 1622. Il est l'auteur de L'Ecole de l'interest (publié en 1662, la réédition de 1862 sera condamnée à la destruction). L'homophilie s'exprime, mais de manière allusive, en s'inscrivant dans la tradition de l'amour courtois, par exemple dans les Sonnets de Michel-Ange et dans ceux de Shakespeare, ou dans L'ami et l'aimé de Raymond Lulle (Ramon Llull), le célèbre philosophe et alchimiste du XIVè siècle (réédité par Guy Lévis-Mano en 1972). François Villon est beaucoup plus explicite, mais il écrit en jobelin, l'argot des mauvais garçons, incompréhensible aux non initiés.
Quelques feux follets se montrent audacieux, comme le musicien et poète errant Charles d'Assoucy, qui conte avec humour ses multiples mésaventures (dont l'enlèvement de son page chéri par le duc de Mantoue…), dans ses Aventures burlesques (1677). C'est aussi le cas des grands travestis, comme l'abbé de Choisy, célèbre figure du temps de Louis XIV (Mémoires d'un ecclésiastique habillé en femme, souvent réédité).
L'homosexualité est condamnée à n'exister que dans les écrits obscènes et pornographiques, qui sont de toutes façons "hors-limites". C'est le cas d'Alcibiade enfant à l'école, texte attribué à Ferrante Pallavicini traduit de l'italien en 1666, qui décrit complaisamment l'initiation sexuelle d'un adolescent par son maître. Le Parnasse satyrique, publié en 1622, rassemble des poèmes de Théophile de Viau, Claude Le Petit, Saint-Pavin… (Extrait : "Avant que l'on me brûle, souffrez que je l'encule, et je mourrai content !"). Les éditions de ces ouvrages seront régulièrement condamnées par les tribunaux, jusque dans les années 1950… La liberté des écrits érotiques anciens est souvent plus grande qu'il ne serait accepté aujourd'hui. Les pratiques peuvent être bisexuelles, comme chez l'Arétin (La puttana errante), Brantome (Vie des dames galantes), Mirabeau (Hic et Haec : "de son mari je devins le mari"), Restif de la Bretonne, Musset (Gamiani), ou comporter des scènes homosexuelles très crues, chez Sade (Les 120 journées de Sodome), Apollinaire (Les 11000 verges), Louis Perceau (Priapées), Mac-Orlan (sous le pseudonyme de Sadinet)… D'autres pourront donner la priorité à l'érotisme homosexuel, par exemple Albert Glatigny, Verlaine (Amies, Hombres), Pierre Louys (Trois filles de leurs mères)... Quelques "curiosa" homosexuels paraîtront dès les années 1880 en Angleterre, autour de 1900 en France.
Le cloisonnement entre les deux types de sexualité est sans doute un phénomène récent. Au témoignage de Froissart, quasiment tous les grands seigneurs du Moyen-Age avaient leur "marmouset". La plupart des écrivains homosexuel(le)s étaient marié(e)s, avec plus ou moins de bonheur, tandis que de l'autre côté, Flaubert, par exemple, goûtait à quelques expériences "exotiques". On imaginerait mal aujourd'hui des relations initiatiques comme celles de Rimbaud et Verlaine, ou de Radiguet et Cocteau, non plus que ces bals publics des années 20 où l'on voyait le grand bourgeois amateur de garçons valser au bras d'un ouvrier, futur père de famille…
Les textes antiques, vénérés mais bien peu "sexuellement corrects" posaient problème. La pédérastie de Platon pouvait encore s'interpréter dans un sens "noble". Georges Dumézil a raconté avec humour comment, à l'époque de ses études, son professeur en Sorbonne prévenait les étudiants que Platon et ses pareils n'avaient qu'un goût tout littéraire pour les adolescents… Dès 1752, Gesner publie, en latin, un Saint Socrate pédéraste ?, en riposte au "Saint Socrate priez pour nous" (pour nous les "socratistes"), d'Erasme. Ce très rare pamphlet sera édité en français par Liseux en 1877. Quant aux textes grecs exprimant une homophilie sans équivoque, ils ont été soigneusement oubliés ou censurés, au point de quasiment disparaître de l'édition érudite. Les écrits de Sappho connaîtront moins de difficultés et seront souvent édités, étant fort goûtés par les hétérosexuels mâles, qui les entendaient à leur manière…
Des militants de la cause "antiphysique" s'empareront de cette faille dans la mono-sexualité présumée de l'Occident pour tenter, tout au long du XIXè siècle, de faire le point sur "l'amitié antique" (Hössli, Pater, Symonds, Meier, Burton dans Arabian Nights…). Cela n'allait pas sans risques, et certaines de ces études n'ont été tirées qu'à une poignée d'exemplaires, adressés à des destinataires choisis. Baudelaire sera le premier à identifier explicitement saphisme et lesbianisme. Le célèbre juriste anglais Jeremy Bentham (1748-1832) avait laissé 300 pages de réflexions manuscrites composant un admirable Essai sur la pédérastie, critiquant avec humour la législation sur les "actes vénériens non prolifiques". Mais il faudra attendre 1978 pour qu'il soit publié, et 2003 pour qu'il soit traduit en français. Durant la Révolution paraissent des pamphlets comme Les Enfants de Sodome à l'Assemblée, ou Députation de l'ordre de la Manchette…, satyre contre les Jacobins, mais aussi véritable cahier de doléances des "bougres" et des "bardaches". Il est suivi par La liberté ou Mlle de Raucourt, qui se présente lui comme un plaidoyer en faveur des "tribades". Ces textes viennent d'être réédités, avec appareil critique, par Gay Kitsch Camp.
Un des textes les plus importants pour l'histoire de l'homosexualité en France n'en parle pas. C'est Le Code Napoléon (édition originale en 1804). Ce modèle de la plupart des codes civils dans le monde ne mentionne pas l'homosexualité, et donc n'en fait pas un délit. Il est vrai qu'il a été principalement rédigé, sous l'influence du libéralisme de la Révolution française, par l'archichancelier de l'Empire, duc de Cambacérès, surnommé "tante turlurette" par les initiés…! Cette omission, qui a sans doute sauvé la vie de "sodomites", sera plus tard grignotée par des lois discriminatoires, dont la dernière sera abolie en 1981. Mais le malheureux marquis de Custine paiera cher son imprudence, en plein XIXè siècle…
Des romantiques se penchent sur l'ambiguïté sexuelle, tel Cuisin, dans Clémentine, orpheline et androgyne (1820), La Touche avec Fragoletta (1840). Aurore Dudevant, alias George Sand, incarne dans sa vie cette ambiguïté, qu'elle mettra en scène dans une pièce de théâtre (Gabriel, 1843). Théophile Gautier s'intéresse lui aussi à cette question et dresse dans Mademoiselle de Maupin (1835) un des premiers portraits de lesbiennes. L'androgynie est une source d'inspiration directe pour Balzac (Sarrasine, 1830, Seraphita, 1835). C'est lui qui a l'audace de faire entrer les homosexuels en littérature : Vautrin, héros récurrent de la Comédie humaine, est le premier personnage d'homme homosexuel dans la littérature moderne. Dans La fille aux yeux d'or (1835), Balzac fixe le stéréotype de la "mauvaise lesbienne". Vautrin inaugure l'époque des grands personnages gays, qui trouve un achèvement avec Proust et son Baron de Charlus. Mais l'orientation de ces héros, pour être claire, n'en reste pas moins tamisée par le voile de la censure et de la bienséance : le lecteur naïf peut parfaitement ne rien remarquer. Comme Proust, beaucoup d'écrivains et d'écrivaines homosexuels "hétérosexualisent" leurs récits ou leurs poésies (Stefan George, par exemple). De même, Les Lesbiennes, de Charles Baudelaire, est finalement publié sous le titre Les fleurs du mal (1857), et des pièces condamnées par la justice, dont Femmes damnées et Lesbos, sont supprimées. Elles ne paraîtront en France qu'en 1911.
Parallèlement, fleurit toute une littérature inspirée par le mouvement naturaliste. Zola lui-même évite de traiter de front le sujet, pour, expliquera-t-il, ne pas donner un point d'attaque supplémentaire à ses ennemis. Il permettra cependant la publication, tronquée par le Dr Laupts, d'une confession qui lui avait été adressée des années auparavant par un "inverti" (Le roman d'un inverti-né, dans Laupts, Les perversions, 1895). Ainsi paraît dans les dernières décennies du XIXè siècle toute une "petite littérature", étonnante et souvent passionnante : Méry, Monsieur Auguste (1859) ; Belot, Mlle Giraud, ma femme (1870) ; Maupassant, La femme de Paul (1881) ; Bonnetain, Charlot s'amuse, le fameux roman de la masturbation (1883) ; Rachilde, dans de nombreux textes dont Monsieur Vénus (1884, et 1889 en France) ; Descaves, Les sous-offs (1889) ; Catulle Mendès, Méphistophéla (1890) ; Mirbeau, Sébastien Roch (1890)… Plus tard les oeuvres de Jean Binet-Valmer (Lucien, 1918). Les dates sont celles des éditions originales, mais ces textes ont connu de nombreuses éditions à l'époque. La plupart de ces romans, outre une inévitable mise en garde aux lecteurs et une proclamation de dégoût pour le vice, sont d'une tonalité très noire : le héros ou l'héroïne meurt toujours, de préférence de manière sordide, parfois assassiné(e) avec les félicitations du narrateur… Ce thème est également souvent l'occasion d'une dénonciation de la dépravation militaire ou ecclésiastique (ah, les collèges jésuites…!), dans la continuité de Diderot (La religieuse), de Voltaire (Dictionnaire philosophique), ou de Balzac. Au sein de cette production apparaît aussi une littérature proprement homosexuelle, souvent toute aussi dure de ton. L'œuvre du belge Georges Eekhoud est à cet égard passionnante. Escal Vigor (1899) est "un des premiers romans traitant de l'homosexualité sans détours" (Jacques Ars). C'est aussi, probablement, le premier roman du "coming out" : le héros préfère risquer la mort plutôt que de se cacher. De "petits auteurs", plus ou moins réservés aux initiés, exploitent le filon : Achille Essebac (nombreux titres, autour de 1900), Jacques d'Adelsward de Fersen, qui connaît la notoriété, plus tard Axièros et Max Des Vignons (années 1920)… Tous ces ouvrages sont devenus rares, voire pour certains introuvables.
Les femmes apparaissent beaucoup plus émancipées, à l'image du peintre et sculpteur Rosa Bonheur, honorée par la République malgré son lesbianisme non dissimulé. Dès 1887 paraît Zé'Boïm, sous le pseudonyme de Maurice de Souillac, qui rejette l'emprise du mâle. Les chansons de Bilitis, œuvre de Pierre Louÿs prétendument traduite du grec (1894), deviennent comme un manifeste auquel se rallient de nombreuses lesbiennes. Colette aborde le sujet sans prendre de gants dans ses livres écrits avec Willy, en particulier dans Claudine à l'école, 1900, dont il existe plusieurs éditions illustrées. Renée Vivien, "la Sapho 1900" publie une œuvre poétique considérable et tout à fait explicite, éditée chez Lemerre ou chez Sansot dans de jolis petits volumes. Liane de Pougy, la célèbre courtisane, fait paraître Idylle saphique en 1901. Lucie Delarue-Mardrus, épouse du Dr Mardrus mais amante de Natalie Barney, aura une œuvre importante. Le texte de sa pièce de théâtre Sapho (1908) n'a jamais été retrouvé…
D'autres ouvrages fleurissent à cette époque, qui sont fort recherchés par les bibliophiles amateurs de curiosités. Ce sont les nombreuses études de médecine et de criminologie traitant de l'inversion sexuelle. Elles sont souvent "gratinées", parfois hallucinantes, en particulier Attentats au moeurs, par Ambroise Tardieu, grand ponte de la médecine légale (nombreuses éditions à partir de 1858). Carlier est un des premiers à décrire la prostitution "antiphysique", dans Les deux prostitutions (Dentu, 1887). Le commissaire Macé et Canler livrent également de précieuses informations dans leurs souvenirs. Julien Chevalier publie L'inversion sexuelle en 1893. La revue Archives d'anthropologie criminelle édite les études de Marc-André Raffalovitch, qui comptent parmi les premières descriptions de la vie des "unisexuels" ; elle a fait l'objet d'une thèse importante par Patrick Cardon, en 1984, dont on attend avec impatience la publication. L'école lyonnaise de criminologie, sous la houlette de Lacassagne, permet ainsi que le sujet vienne en débat chez les savants. La fin de siècle se veut esthète et décadente. Robert de Montesquiou sera le modèle idéal de l'inoubliable Des Esseintes, dans A Rebours, de Huysmans (édition originale, rare, chez Charpentier en 1884). Mais il inspirera aussi Proust , bien sûr, Jean Lorrain (Monsieur de Phocas), Rostand (Chantecler)… Montesquiou consacrera un ouvrage à son ami disparu, Gabriel de Yturri (Le chancelier de fleurs, 1907, tirage hors-commerce à 100 exemplaires). Jean Lorrain est le pendant tapageur du raffiné Montesquiou. Ses ouvrages sont aujourd'hui de plus en plus recherchés, particulièrement avec leur jolies couvertures d'origine. L'étrange Sar Péladan, dont Satie était fervent, écrit Le vice suprême (1886), L'androgyne (1891)… Oscar Wilde publie des livres qui font grand bruit, dont Le portrait de Dorian Gray (1891). Le retour de flamme arrive à partir de 1895 : c'est le procès Wilde, la condamnation et le scandale international. Il sera suivi en France du procès de l'écrivain Fersen, puis d'un autre énorme scandale, en Allemagne, l'affaire Moltke-Harden (voir l'excellent Derrière "Lui", de John Grand-Carteret, 1907, réédité en 1992).
C'est dans ce contexte qu'un écrivain célèbre, respectable bourgeois protestant, commet un acte inouï en France : la publication d'une défense argumentée de l'homosexualité. Corydon est publié anonymement en 1911 à 66 exemplaires, et seulement en 1924 avec le nom de l'auteur. Ce livre marque une rupture capitale : c'est un des tout premiers textes qui ne se contente pas d'une description, effarouchée ou complaisante, de "l'inversion", mais qui revendique le droit à l'existence de l'homosexualité. Affronter un tel tabou demandait un courage immense, et Corydon suscitera d'innombrables réactions de haine (Nazier, L'anti-Corydon, etc.). L'œuvre entière de Gide sera mise à l'Index par le Vatican en 1952.
Ce remue-ménage n'empêche pas l'ébauche d'une réflexion littéraire et philosophique sur la nature de l'homosexualité : Proust, dans Sodome et Gomorrhe (1922) et Contre Sainte-Beuve (1909). Colette, dans Ces plaisirs… (1932), qui deviendra, en 1941, Le pur et l'impur. Le maréchal Lyautey, héros national, vit sans complexe sa vie de garçon ; Loti s'amuse avec les marins ; le bal de Magic-City et le Bœuf sur le toit attirent le tout-Paris… La médecine évolue aussi, avec l'avènement de la psychanalyse : les homos ne sont plus des monstres mais des malades, que les docteurs entendent soigner, fut-ce contre leur gré ("Nous en tuerons sans doute quelques-uns, mais nous en guérirons d'autres", écrit le Dr La Forest Potter dans Strange Loves, en 1933). En Allemagne, Hans Magnus Hirschfeld effectue un travail considérable pour la reconnaissance des homosexuels. Mais son institut sera détruit et ses livres brûlés par les nazis.
La littérature populaire est très riche. Tant du côté du roman (nombreux titres publiés dans les collections le Livre moderne illustré et Le livre de demain : Philippe Hériat, Rachilde…). Tant du côté du documentaire voyeuriste, illustré par des titres racoleurs sur les perversions, l'amour aux colonies, en Allemagne, dans les prisons et à l'armée, etc. S'inscrit dans cette veine Le troisième sexe, de Willy (1927), description émoustillée, mais très documentée, du milieu des "tantes" parisiennes. D'ailleurs, la plupart des œuvres de Willy mettent en scène au moins un personnage d'homosexuel(le). Un des premiers titres de Simenon, publié anonymement avec une préface signée Georges Sim, n'est autre que le Roman d'un prostitué par lui-même (1929). Carco traite le sujet dans plusieurs romans, dont un chef d'œuvre, Jésus la Caille (1914), qui offre le portrait d'un Jésus, c'est à dire d'un jeune prostitué, à Montmartre.
A quelques exceptions près, ces livres sont peu connus en France. Il arrive qu'on en rencontre dans les rayons encombrés d'une bouquinerie, ou bien chez des libraires connaisseurs, en particulier les spécialistes de littérature fin de siècle. Beaucoup partent aux Etats-Unis, les amateurs et les bibliothèques étrangères se montrant, comme souvent, beaucoup plus avisés que les Français sur l'intérêt d'un tel patrimoine. Les chercheurs français pourront toujours, dans le futur, aller les consulter à Québec ou Washington, et les collectionneurs acheter des reprints…
Des femmes qui aiment les femmes sont au cœur de la vie littéraire : Djuna Barnes, Gertrude Stein, Nathalie Barney et son célèbre salon littéraire, Sylvia Beach, Adrienne Monnier et leurs non moins célèbres librairies (voir l'article de Henri Vignes dans Le Magazine du bibliophile, n° 30, septembre 2003 et le livre de Laure Murat, Passage de l'Odéon, qui vient de paraître chez Fayard). Jacques Brenner jouera également un rôle important dans l'édition. Claude Cahun, qui traduit Havelock Ellis, élabore une œuvre aujourd'hui enfin reconnue comme une des plus importantes de la photographie avant-gardiste (Aveux non avenus, 1930). En 1927, Pierre Jean-Jouve publie Le Monde désert, et Max Jacob Le Fond de l'eau.
Les surréalistes, sous la houlette de leur pape André Breton, se montreront plus que conservateurs en matière de mœurs, exception faite de Dali, et de Desnos dans La liberté ou l'amour (publié dans la collection "Les écrits nouveaux" en 1927, de très rares exemplaires comportent les feuillets censurés). Seul l'attachant René Crevel exprimera son homosexualité, en particulier dans Mon corps et moi (1925).
Cet "âge d'or" des années 20 sera clos par le durcissement général qui accompagne la montée des fascismes et l'approche de la guerre. La (très) relative visibilité de l'homosexualité en littérature ne va pas sans maux. La revue Les Marges publie en 1926 une enquête sur "L'homosexualité en littérature", destinée à "combattre le prosélytisme éhonté des invertis", selon les termes de son directeur, Eugène de Montfort. Pour un Drieu La Rochelle, dont la réponse est d'une grande modernité, on trouve un fort hypocrite Mauriac, et une tonalité généralement très intolérante : "Il est quand même temps qu'on ait droit d'avoir du talent sans être pédéraste !". Comme l'a noté Didier Eribon (Réflexions sur la question gay, 1999), "le lecteur d'aujourd'hui ne peut qu'être frappé par l'étonnante familiarité de ce prurit homophobe, dont les expressions ont traversé le siècle jusqu'à nos jours". Ici, comme au Moyen-Age, ce n'est pas tant l'homosexualité qui fasse problème, que le fait qu'elle prétende exister à visage découvert, et s'exprime.
Jusqu'aux années 50, l'édition clandestine reste la règle pour les ouvrages les plus explicites. Certains sont de vrais chefs d'œuvre, devenus célèbres : le Livre blanc, écrit et illustré par Cocteau (publié en 1928 à 21 exemplaires, puis avec illustrations en 1930) ; Notre-Dame des fleurs, Le Miracle de la rose, Pompes funèbres, Querelle de Jean Genet (1944-48). D'autres demeurent méconnus : le génial Tiresias, de Marcel Jouhandeau (sans lieu ni nom, 1954, tirage à 150 exemplaires, réédition chez Arléa en 1988) ; ou le troublant Supplice d'une queue de François-Paul Alibert (publié en 1931 à 90 exemplaires grâce à Gide, la deuxième édition, et première publique, a été donnée par Jean-Jacques Pauvert en 1991).
Brassaï (Paris de nuit) et Man Ray (Le numéro Barbette) photographient les milieux interlopes. Cocteau reprend le flambeau de Wilde, Montesquiou ou Lorrain pour incarner la figure de l'esthète surdoué. Maurice Sachs se complaît dans la provocation, avec de grands livres, particulièrement Le Sabbat et Au temps du Bœuf sur le toit, le célèbre cabaret. Il fait partie de ces "folles" du milieu littéraire parisien, qui, comme Abel Hermant, Abel Bonnard, André Fraigneau… sombreront dans la fascination pour l'armée d'occupation. D'autres, tels Aragon, Roger Stéphane, etc., s'opposeront, jusqu'à l'héroïsme dans le cas d'un Jean Moulin.
Après-guerre, la représentation de l'homosexualité en littérature évolue doucement. Le héros n'est plus forcément crucifié. Certains ouvrages restent empreints de noirceur et de culpabilité, comme le fameux roman de Guersant, Jean-Paul (Minuit, 1953), et les écrits de Julien Green. La noirceur peut être retournée et glorifiée : ce sera l'œuvre immense de Genet, publiée par Marc Barbezat. "Saint-Genet, comédien et martyr", selon le titre du monumental essai que lui consacre Sartre… Le Rapport Kinsey, qui établit scientifiquement que les pratiques homo- ou bisexuelles sont largement répandues, est publié en 1948. Il a un impact considérable.
Mais c'est par dizaines que sont édités en France des "petits romans" inspirés par l'homosexualité, en particulier chez Gallimard. Beaucoup sont complètement oubliés, certains sont excellents, comme L'enfant de cœur, d' Etiemble (1937), Le monde inversé, d'André Du Dognon (1949), ou les titres de Jeanne Galzy. Ils sont assez difficiles à trouver, surtout en grand papier, n'étant en général pas retenus par les libraires d'ancien. Un titre aura un grand impact populaire : Les amitiés particulières, de Roger Peyrefitte (1944). Ce livre et le film qui en sera tiré feront beaucoup pour la compréhension de ce "douloureux problème". Il va aussi, comme l'a noté Jacques Ars, "donner une coloration très 'pédérastique', au sens grec du terme, à l'homosexualité française", telle que perçue par le grand public. Il est d'ailleurs amusant de collectionner les éditions de poche de ce best seller, et d'observer les variations de l'iconographie des couvertures. Découvert par Genet et Cocteau, le très jeune Olivier Larronde donne Les barricades mystérieuses, recueil de poèmes qui connaît un grand succès. Roger Martin du Gard permet la publication en France de Olivia par Olivia (œuvre anonyme de Dorothy Bussy Strachey), lui aussi largement diffusé.
Le militantisme homosexuel se dote de structures. L'association Arcadie, crée par André Baudry grâce au soutien de Peyrefitte, publiera une revue de bonne qualité. Une littérature spécifiquement "gay" se développe, avec Yves Navarre, Tony Duvert, Conrad Detrez, Jocelyne François, Dominique Fernandez, etc. Loin des mondanités parisiennes, François Augiéras publie une œuvre importante et singulière, dont les premiers titres, confectionnés par l'auteur sur des papiers de couleur, sont aujourd'hui un "must" en matière de bibliophilie moderne. Certains de ces livres sont inoubliables : Le Vieillard et l'enfant, L'apprenti-sorcier, Le Voyage au mont Athos…
Violette Leduc connaît enfin un succès énorme, avec La Bâtarde (1964). La libéralisation sexuelle des années 60-70, permet aussi l'éclosion d'un militantisme offensif, débarrassé de la compassion gidienne, sous l'influence d'intellectuels comme René Scherer, Françoise d'Eaubonne, Daniel Guérin… Les livres de Guy Hocquenghem et Jean-Luc Hennig, ceux de Monique Wittig, restent les plus significatifs de cette période.
Mais la plupart des écrivains hommes de cette période, des dizaines d'intellectuels et artistes parmi lesquels Hocquenghem, Hennig, Michel Foucault, Copi, Hervé Guibert, Yves Navarre, Jean-Paul Aron, Mickael Pollack, Bernard-Marie Koltès…, ont laissé une œuvre inachevée, victimes des ravages de l'épidémie du SIDA.
Ce n'est qu'à cette époque que sont publiées des oeuvres restées secrètes, souvent 20 ou 30 ans après la mort de leur auteur : le célèbre Maurice, de Forster ; le très beau Ernesto, d'Umberto Saba ; le Colonel Maumort, de Roger Martin du Gard ; Le ramier, de Gide ; les Sonnets de l'amour obscur, de Garcia-Lorca ; Nos secrètes amours, de Lucie Delarue-Mardrus ; les photographies d'Herbert List ; l'Oeuvre secrète de Dubout, l'illustrateur… Paraissent aussi des confessions d'écrivains vieillissants (Aragon ; Montherlant : Les Garçons, Rose des sables, Moustique ; Roland Barthes…). D'autres textes ont disparu, parfois détruits par les héritiers. L'aspect homosexuel de l'œuvre de certains auteurs importants demeure méconnu, voire occulté : Lautréamont, Raymond Roussel, Jarry (Minutes de sable mémorial ; Les jours et les nuits), Laurent Tailhade (La Quintessence satyrique), Pessoa (Ode maritime), etc. Il reste inconvenant de rappeler que Montaigne n'a jamais confessé qu'un seul amour, platonique, pour son ami prématurément disparu Etienne de La Boétie. Et les magnifiques poèmes de Hombres ne figurent que depuis peu dans les "Œuvres poétiques complètes" de Verlaine, en Pléiade…
Le XXè siècle permet aussi l'amorce d'un vaste mouvement de redécouverte de la littérature homophile mondiale : épopée de Gilgamesh (2000 ans avant notre ère, premier texte connu contant un amour homosexuel), textes de l'Antiquité, textes arabes et perses, chinois, japonais (Contes amoureux des samouraïs, publiés par Stendhal et Compagnie en 1927), etc. Par delà l'intérêt historique, littéraire, ou érotique, que peuvent présenter ces écrits inconnus, c'est tout un pan de la littérature mondiale et de l'histoire des mœurs qui réapparaît progressivement. Il devient possible de lire le texte authentique de centaines d'écrits qui avaient été altérés par la censure, comme les Sonnets de Michel-Ange. A ce titre, les "gays studies", qui commencent à s'implanter en France, paraissent plus inspirées par une volonté de compréhension et de dévoilement que par une tentation de repli communautariste et sectaire.
La libéralisation des mœurs et la possibilité pour l'homosexualité d'être visible ont permis la parution de nombreux livres qui resteront parmi les plus beaux de la littérature du XXè siècle. Outre La Recherche du temps perdu, et les écrits de Genet, comment ne pas évoquer : Mort à Venise, de Thomas Mann ; Les désarrois de l'élève Törless, de Robert Musil ; Les sept piliers de la sagesse, de Lawrence d'Arabie ; Poussière, de Rosamond Lehmann ; La confusion des sentiments, de Zweig ; L'enfance d'un chef, de Sartre ; La confession d'un masque, de Mishima ; Les mémoires d'Hadrien, de Yourcenar ; Les Météores, de Michel Tournier ; Tombeau pour 500000 soldats, de Pierre Guyotat ; les poèmes de Auden, de Stephan George, de Kousmine, d'Ivanov, de Cavafy, de Jean Sénac…, les œuvres de Garcia-Lorca, Pavese, Sandro Penna, Pasolini, Tennessee Williams, James Baldwin, Ginsberg, Burroughs… et tant d'autres. Sans la levée de la censure sur l'homosexualité, tous ces ouvrages n'auraient pas pu exister, ou bien sous une forme tronquée.
La littérature actuelle est abondante, mais bien souvent à vocation plus identitaire que littéraire… On trouvera aussi de nombreux romans s'inscrivant dans la tradition du "polar", dont ceux de Gérard Oberlé (le libraire bien connu des bibliophiles), suivant une tradition inaugurée par Patricia Highsmith et Chester Himes. A Lille, Gay Kitsch Camp fait un intéressant travail, concernant en particulier la réédition et la traduction de textes rares.
La plus grande nouveauté est dans le domaine de l'image. L'illustration homophile ancienne est encore plus rare que les écrits, alors qu'elle est relativement répandue dans la peinture (cf. Cécile Beurdeley, Beau petit ami, 1977). On ne voit guère que les gravures de Rodolphe Jullian, pour Ompdrailles, le tombeau des lutteurs, de Léon Cladel (1879), certaines illustrations de Beardsley, puis, dans les années 50, les productions cotées de Jean Boullet, de Goor, de Elie Grekoff et de Cocteau. Le plus recherché est 20 lithos pour un livre que j'ai lu, avec des illustrations anonymes de Roland Caillaud sur un texte, lui aussi anonyme, de Genet (1954, tirage à 155 exemplaires). Du côté lesbien, on trouve Les Délassements d'Eros, de Gerda Wegener (1917), et certains ouvrages de Mariette Lydis (Lesbiennes, 1926 ; Criminelles, vers 1927 ; Dix dessins, vers 1934…). Aujourd'hui, l'homosexualité est la source d'inspiration de très nombreux dessinateurs (dont le cultissime Tom Of Finland), peintres (Bacon, Hockney…), ou artistes plasticiens (Fabrice Hybert…).
La photographie mériterait à elle seule une vaste étude. Les œuvres du XIXè siècle, du baron Von Gloeden, de Von Pluschow, de Galdi… ont fait l'objet ces dernières années de dizaines de publications. La production des héritiers de Claude Cahun, de Gisèle Freund ou de Laure Albin-Guillot (Narcisse), explose. Les ouvrages du plus grand d'entre eux, Robert Mapplethorpe, sont très recherchés, et ses port-folios en tirage limité valent des fortunes. Ceux de George Pratt-Lynes, Duane Michals, Bruce Weber, Jean-Daniel Cadinot, et bien d'autres sont également intéressants et recherchés, tout comme les amusants travaux des artistes du kitsch : James Bidgood, Gilbert & George, Pierre et Gilles...
On pardonnera à ce panorama, dressé non par un spécialiste mais par un libraire curieux, ses omissions ou inexactitudes. Il ne vise qu'à rappeler que le monde du livre ancien est encore riche de continents entiers à peu près ignorés, ou qui restent, comme celui-ci, largement à découvrir.
Jacques DESSE
Quelques références bibliographiques :
- L'Ars, essai de catalogue pour une bibliographie de la culture lesbigaie de langue française. Avec commentaires de lectures très personnalisés par Jacques Ars, bouquiniste-limonadier à Rennes. 2001. Version en ligne : www.bouquinerie.net - Claude BAC. Renée Vivien. Inventaire raisonné des livres publiés entre 1901 et 1948. Gond-Pontouvre, 2003, tirage limité à 150 exemplaires (Vient de paraître, en vente à la librairie Les Amazones). - Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, sous la direction de Didier Eribon. Larousse, 2003. - Archives gaies. Catalogue de livres anciens, rédigé par Jacques Desse. Disponible chez les Libraires Associés.
LIBRAIRIES :
- Les Mots à la bouche (livres neufs) - Gay Kitsch Camp, Lille - Www bouquinerie com, 13 rue Saint Malo, 35000 Rennes - Les Amazones. 68 Rue Bonaparte, 75006 Paris (les.amazones@free.fr) - Elysium books - Chez les Libraires Associés. Marché Dauphine, Carré des libraires, stand 207. 140 Rue des Rosiers, 93400 Saint-Ouen (libraires-associés@wanadoo.fr).
Le Magazine du Bibliophile, 36-38 rue Charlot, 75 003 Paris e-mail : mag-boibliophile@noos.fr abonnement : BP 230, 92212 St Cloud cedex. Tél 01 47 11 22 86.
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